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Ces ponts qui se sont effondrés entre nous
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Ces ponts qui se sont effondrés entre nous

L´ancien Bac de Jérémie, ce traversier que remplaca le pontPar Mérès Weche

 

Nous venons de voir la glorieuse histoire de la naissance du pont Dumarsais Estimé, sur la rivière Grand-Anse, à Jérémie. Une histoire fascinante, mettant en valeur trois hommes, dans trois prestigieuses fonctionsː un Président, un Député et un Poète. Le premier, un dirigeant honnête et respectable ; le second, un homme de loi, digne et capable ; le troisième, un créateur d’images, inégalable. Ce pont, jeté sur la Grand-Anse, que le poète compara à un vers de douze pieds, me rappelle un film que j´ai vu, dans mon jeune âge, à Ciné Palace, en-dessous de l´ancienne tribune du Champ-de-Marsː “Le pont de la rivière Kwai“. En résumé, ce film met en scène des miliciens japonais de la Seconde Guerre mondiale. Durant cette guerre, de triste mémoire, lors de l’expansion de l´Empire japonais en Extrême-Orient, le colonel Saïto reçoit un nouveau groupe de prisonniers, commandés par le colonel Nicholson. Dans une perspective purement dictatoriale, il doit faire construire un pont faisant partie de la “ voie ferrée de la mort“, et passant au-dessus de la rivière Kwai. Réminiscence éloquente qui me permet de faire la différence, aujourd’hui, entre l’esprit constructeur et humaniste de l´illustre Dumarsais Estimé et celui destructeur et inhumain de ce sadique colonel Saïto, que l´on verra, malheureusement, sous d´autres formes en Haïti.

 

Quand on considère ce qui servait de pont à Jérémie, dans les années 30, après le terrible cyclone de 1935, qui tua des centaines de Jérémiens et Jérémiennes, sur un ancien pont qui prit la route de la mer avec eux, l´on peut mesurer à l’aune du souvenir, la portée de ce geste auguste d´un président qui jurait, par tous les dieux tutélaires de la nation, que plus jamais une telle hécatombe ne se reproduirait dans cette ville qui n´était pas nécessairement la sienne propre. Quel altruiste de président ǃ

Scène des comédiens en question dans le texte

Nous voici aujourd’hui au mois de mai 2020, le mois du souvenir de la création de notre bicolore national, symbole de notre souveraineté de peuple. Parmi les quelques tristes souvenirs de pouvoirs, bons à être jetés dans la poubelle de l´histoire, il me vient à la mémoire une phrase lapidaire, “récupérable“ à souhait, prononcée, un dix-huit mai, dans son discours de circonstance, par l´ex-ministre duvaliériste de l´Éducation Nationale, le Rév. Père Hubert Papaillerː “ À l´Archaïe, à l´Archaïe, il faudrait marcher à deux genoux, pour ne pas brouiller la terre que nos ancêtres ont foulée ǃ “

 

Même en pleine dictature en “uniforme“, il y avait encore ce relent de fierté qui faisait croire – non pas “à l’oral“, mais dans les faits – que nos lieux de mémoire étaient valorisés ; jamais comme aujourd’hui, il faut le reconnaître, ce n’étaient pas des tas de détritus qui servaient d’adresse à nos sites et monuments historiques.

 

L’écho de cette fameuse phrase du ministre de l´Éducation Nationale, Hubert Papailler, retentit aujourd’hui encore à mes oreilles, non pas pour du “beau parler françois“, mais bien pour marquer le vide des discours d´aujourd’hui, dans une circonstance aussi “historique“ que la Fête du Drapeau national. Une chance que, cette année-ci, Covid-19 a marqué un point sur Archaie 18, protégeant ainsi le petit peuple des “bombes“ d´une nouvelle bataille de la “dépendance nationale“.

 

Je ne dédouanerai pas pour autant les “cinquante-sept-arts“, car je me rappelle ce 18 mai à Jérémie où, en lieu et place de la traditionnelle parade scolaire, il y avait ces comédiens en uniforme qui faisaient du “théâtre totalitaire“ en pleine rue. C´était le temps, il est vrai, de l’éclosion du “théâtre total“ en littérature, visuel et auditif, dans lequel tous les éléments extra-verbaux constituent une part du langage scénique, mais ce n´était pas de cela qu’il s’agissait, en ce temps-là, dans le roman “Les comédiens“ de Graham Green. En cet inoubliable 18 mai de l’an 1964, le “théâtre totalitaire“ fut grimaçant ; hommes et femmes aux figures de masque, armés de machettes, rééditaient le théâtre grec pour un nouveau roi Créon. Le Saint-Ange et la Sainte-Sanette, jouaient à leur manière le “Délire à Deux“ de Ioneso, dans une théâtralité cadavérique. Dans cette salle du lycée Alexis Nord, rebaptisé François Duvalier, le décor théâtral de commémoration de la Fête du Drapeau ne manquait rien pour traduire le cynisme, sauf l’arrivée tardive de la Matrone, qui se faisait attendre, pour faire meilleure impression en entrant. Le Maitre de cérémonie n’était pas trop en odeur de sainteté pour avoir voté Déjoie aux élections de 57, mais il était le seul dans la ville, quelque temps après la razzia, à pouvoir bien parler “françois“, rouler sa langue, pour ne pas se faire fouquer. Il lui fallait satisfaire les “ Bêchons joyeux“, en convainquant le petit peuple que “mourir est beau, pour le drapeau, pour la patrie“. Pour ne pas être exécuté, notre pauvre prof, de tendance déjoïste, devait s’exécuter séance tenante.

Une Matrone

Quand s’amena la matrone, escortée de ses sbires, elle était, elle-même, armée jusqu’aux dents. Au cours de son discours, l´obligé “parlant françois“ devait oublier s´il s’agissait de Jean-Jacques Dessalines le créateur du drapeau national, tellement il avait loué les prouesses du Chef Suprême de la nation.

 

Mérès Weche:

Ex-professeur de Méthodologie de la Recherche, à l´INAGHEI, à l’Université Épiscopale d’Haïti et à l’École Supérieure des Sciences Politiques Appliquées, ESSPA.

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