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Cinq questions à Rodolphe Mathurin; professeur, écrivain et métaphysicien
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Cinq questions à Rodolphe Mathurin; professeur, écrivain et métaphysicien

Propos recueillis par Valéry Gérôme

Dans notre rubrique cinq (5) questions à un.e professionnel.le, nous rencontrons pour cette énième sortie, Rodolphe Mathurin. Professeur de mathématiques depuis plus de vingt ans dans les écoles fondamentale et secondaire, il y enseigne aussi la littérature et l’expression créole. Militant politique, Rodolphe Mathurin est aussi poète.

Autodidacte, il se reconnaît d’aucune école. Il demeure aujourd’hui l’un des rares militants de la gauche haïtienne post stalinienne autant attiré par des questions scientifiques que par la métaphysique, le mysticisme ou la spiritualité. Aujourd’hui il enseigne les mathématiques depuis chez lui et il nous en parle.

1)- SiBelle Haïti : Comment comprenez-vous le confinement ?

-Rodolphe Mathurin :

Le confinement, comme vous l’appelez, est une réalité, à mon un humble avis, qui vient rappeler aux uns et aux autres que nous habitons tous, ici, une maison, une toute petite où portes et fenêtres (lorsque elles existent) sont grandes ouvertes sur l’incertitude collective.

· Le confinement témoigne à la fois :

De l’instinct de conservation – on veut tous vivre, personne n’est prêt à mourir de la Covid-19 ;

De la peur- les gouvernements, ici et là, se déclarent, sinon se révèlent incapables de rassurer le citoyen; on va donc se cacher ;

De la faillite d’un système de santé dans des pays que l’on croyait capables de faire face aux urgences physiques de l’humain – un mythe est donc tombé, le système capitaliste mondial se révèle inefficace, incapable;

De la nécessité de réévaluer les espaces favorisant la réalisation de la ‘’ réussite’’ – le rêve n’est plus dans les grandes villes où saveur du marché, soif du business, explosion de l’élégance capitaliste étaient si imposantes. Manhattan (New York) est vide. Barcelone (Espagne), Tokyo (Japon) ; Séoul (Corée du Sud) ; Londres (Royaume-Uni) ; Paris (France) ; Osaka (Japon) ; Shanghai (Chine), Moscou (Russie), Rome la plus grande Cité d’Italie, et toutes ces villes généralement présentées et vues, comme affirmation de la prépondérance de la logique capitaliste, toutes, en un clic, sont tout bonnement vidées. De leur vivacité. De sens. Point.

On pourrait, en plus, avoir un regard sur le confinement et sur ses effets à venir tels que considérés par certains analystes. Toutes les études affirment des projections très inquiétantes pour l’économie mondiale. Je peux, par exemple, vous citer quelques informations tirées des analyses de ‘’L’Economist Intelligence Unit’’ montrant : La croissance du PIB mondial pour l’année 2020 selon le meilleur des scénarios à -1,8 %, et le pire des scénarios à -5,7 % et celle de la zone Euro respectivement à -4,7 % et à -10,6 %. Les Etats-Unis verraient leur croissance économique atteindre -2,4 % dans le premier scénario et -8,7 % dans le second.

Dans cette même analyse, L’Economist Intelligence Unit (26 mars 2020), anticipe désormais pour 2020 une contraction du PIB des Etats-Unis (-2,8 % contre une estimation précédente de +1,7 %) et de nos principaux partenaires commerciaux européens. L’Italie (-7 % contre +0,4 %) et l’Allemagne (-6,8 % contre +0,9 %) accusant une récession plus prononcée que la France (-5 % après +1 %).

En d’autres termes, selon moi, on est dans une situation extrêmement difficile pour l’économie mondiale, et par ricochet, pour les économies dépendantes et fragiles comme la nôtre. Cette situation, voyez-vous, rappelle sombrement la crise qu’a connue le capitalisme après la première guerre mondiale. Et sans vouloir être le messager des prédictions qui fâchent ou qui annoncent l’horreur, je pense qu’on est dans une nouvelle réalité où les idées les plus réactionnaires et même fascistes trouveront peut-être, un terrain plus réceptif.

Pour n’importe quoi !

Evidemment, on peut toujours me rappeler qu’il y eut la révolution bolchévique en 1917. Je dirai que ça fait aussi partie des possibilités – on est en 2020 !

En Haïti, en particulier, le confinement vient, lui aussi, mettre à nu toutes nos faiblesses, ce grand désordre nourri pendant plus de deux (2 )siècles, une absence totale de politique publique de l’Espace à vivre. Conséquence : le citoyen, livré à lui-même, crée délibérément son propre espace d’habitat sans aucune considération des questions environnementales, sans aucun souci des normes sanitaires.

Le confinement, en ce sens, n’a fait que remettre sur le tapis des inquiétudes installées dans nos préoccupations lors du choc provoqué par le méchant tremblement de terre du 12 janvier 2010. Malheureusement, aucune suite n’a été donnée à ces inquiétudes. On est dans l’ensemble, redevenu, tous, inconscients et sujets à subir n’importe quoi !

Par ailleurs, il faut réfléchir sur le confinement haïtien, bien sûr avec ses particularités, mais essentiellement sur ses effets entravants dans trois (3) ou quatre (4) mois, suite à une baisse spectaculaire du niveau de la production; l’absence des échanges frontaliers. Et nous aurons vraiment intérêt à croiser nos petits doigts contre l’arrivée avec fracas de la saison cyclonique.

D’autre part, le confinement, en Ayiti, nous renvoie, une fois de plus, à questionner l’ordre social : dans ses manifestations trop évidentes de la distanciation entre l’Etat et le reste du pays ; de tous ces écarts entre une minorité jouisseuse ou paillarde et une majorité croupissante ou pourrissante.

Le confinement révèle pour ainsi dire : l’échec de cette logique individualiste, improductive, qu’a prônée l’idéologie capitaliste. Nous mourrons tous si nous ne consentons pas à redéfinir l’éthique du vivre ensemble. Et cette redéfinition ne peut pas venir d’en haut ou d’une minorité. Il s’agira plutôt d’un engagement collectif, participatif, avec ce souci de Justice, car, le Capital, admettons-le, a bien fait mal au monde. En témoigne, entre autres, la douleur léguée par l’esclavage, quatre (4) siècles après.

Justice et éthique, notre revendication constante !

Notre proposition pour tout redéfinir.

2)- SiBelle Haïti : Le cours Math Lakay fait-il partie du projet du Ministère de l’Éducation Nationale ? Si oui ! Pouvez-vous nous expliquer comment cela se passe. Sinon ! Pouvez-vous élaborer au sujet de Math Lakay, pour nous ?

Rodolphe Mathurin :

Math Lakay est le résultat d’une série de réflexions datant de plus de cinq ans, et ceci avec d’autres collègues du Centre d’Etudes Secondaires, le collège où je travaille depuis plus de 33 ans. En effet, on a traîné pendant longtemps, cette préoccupation, et elle nous habite encore : Comment maintenir avec l’élève, des liens, hors classe, de telle sorte qu’on puisse favoriser une disponibilité du cerveau pour la réception des connaissances nécessaires et utiles. On était toujours, trop souvent, tous, catastrophés, quand l’élève revenait en classe après des temps de vacances : C’est comme si un black-out se produisait en lui ; il oubliait tout, vraiment tout.

Evidemment, au niveau de la Direction du Centre d’Etudes Secondaires, on avait une conscience claire des effets de l’ambiance générale dans laquelle évolue l’élève, son espace infecté d’idioties, d’anachronismes et des bêtises de toutes sortes, régnant en maître partout, notamment sur les réseaux sociaux et dans la presse, en général. Il fallait, et il faut, contrer cette machine infernale qui abêtit les jeunes, qui ont encore cette possibilité de fréquenter l’école ; nous accordons la priorité, dans nos réflexions, à ceux-là qui reviennent des couches les plus défavorisées, là où le parent est absent pour toutes les raisons liées au désordre social que nous connaissons tous.

On a participé à plusieurs espaces de discussions sur les rapports entre le jeune et l’utilisation des NTIC, le portable en particulier, et on a compris qu’il fallait investir cet espace, malgré quelques contraintes réelles. Car savez-vous que, selon les chiffres résultant des études menées par plusieurs organismes nationaux et internationaux, et des Nations Unies, entre autres : qu’au niveau des Adolescents (es) de 15 à 19 ans, soit 55 % des jeunes de 15 à 24 ans révolus, en fait notre jeunesse au secondaire. Plus d’une personne sur quatre dispose d’un téléphone portable. Dans les zones urbaines, 42% ont un cellulaire contre 18% dans les zones rurales. Une personne sur trois dans les zones urbaines a accès à l’internet contre 4% dans les zones rurales. Au total, plus de 14% de la population haïtienne a accès à l’internet.

Et c’est une tendance qui va progressant, il faut l’admettre – ajoutons-nous. Toutes sortes de formules, en effet : back up rechargeable au solaire, plans variés des compagnies de téléphone, captage de signaux aux alentours d’une résidence …, voyez-vous, tendent à rendre de plus en plus possible l’accès au téléphone intelligent, et à l’internet. À nous donc de l’inscrire dans une démarche plus intelligente qui tient compte évidemment des sensibilités de la jeunesse.

MATH LAKAY se veut, en ce sens, un espace contribuant à la création de ce lien.

Je ne sais pas si vous le saviez, je suis un ancien élève du Centre d’Etudes Secondaires. Au cours de la dernière décennie marquant la fin du régime dictatorial jean-claudiste. Une façon de vous dire que je reviens d’une tradition où j’ai vu des professionnels de l’Education tenir tête à la bêtise régnante – de l’Etat ; RÉSISTER, et en même temps, dans une singularité, et de manière peut-être, très restreinte, tenter, tout le temps, de conquérir le beau, de sensibiliser l’âme haïtienne à la quête de la beauté des choses de l’esprit. Hélas !

Ayiti a malheureusement retenu la politique de l’urgence en tout, la facilité, la démagogie, le bluff, la posture du paraître, et finalement le ‘’ sur place’’ comme mode d’appropriation du savoir ; aussi comme cadre référentiel du Dire et du Faire, de l’œuvre haïtienne. Tout ceci pour vous dire que MATH LAKAY est un projet singulier qui rentre dans le cadre de la dynamique installée depuis tantôt un mois par la direction du Centre d’Etudes Secondaires dans un souci d’assurer le suivi des élèves de l’école prioritairement.

Toutefois, en créant la page Youtube MATH LAKAY, après échange et consentement au niveau collégial, il est clair que tous les élèves haïtiens pourront en bénéficier. Ce sera ainsi une manière de contribuer plus largement à la formation de la jeunesse scolarisée, et aussi une façon de rendre disponible à Tous notre manière de ‘’faire école’’. Nous restons ouverts aux échanges. Cette disponibilité pour des échanges avec tous – loin de toute démagogie, c’est aussi un point fort de la philosophie des pères fondateurs du C. E. S, dont nous sommes, aujourd’hui, sans nuance, les héritiers légitimes.

3)-SiBelle Haïti : Depuis quand donnez-vous ces cours ? Les élèves sont-ils motivés ? Rentrez-vous en contact avec les parents pour qu’ils puissent motiver les élèves ?

-Rodolphe Mathurin :

Depuis quand ?
Je ne sais pas si vous parlez des cours de MATH LAKAY ou de cet engagement, il y a longtemps, cette passion de transmettre le beau. Partager autour du savoir, alors, en tout temps !
Motivation des élèves ?
Pour moi, les élèves sont le centre de notre projet de renouveau éthique de l’homme haïtien. Jusqu’ici, j’estime qu’ils ont fait preuve d’une intelligence exceptionnelle ; ils contribuent énormément, entre autres, dans la circulation des capsules MATH LAKAY.
Les parents ?
Il faut les considérer dans une diversité. D’une part, il y a ceux socialement absents dont j’ai parlé tantôt ; il y a cette puissante portion répondant à cette fiction sociétale- réelle ou pas ; il y a en plus, cette minorité soucieuse qui tente par tous les moyens d’accompagner leurs enfants.

Pour moi, il est difficile de faire l’école sans les parents. La réalité nous impose, cependant, ses propres règles : Au C.E.S, nous sommes Parents, professeurs et très souvent convertis en agents de socialisation. De tout temps, notre souci, à nous, responsables, c’est de nous armer d’assez de motifs capables d’enflammer positivement et durablement les jeunes ; car ce sont eux l’avenir réel de ce pays, par-delà les rumeurs délétères du présent.

4) –SiBelle Haïti : MATH LAKAY est-ce un projet à long terme?

-Rodolphe Mathurin :

Oui, MATH LAKAY est un projet qui doit survivre. Car comme je vous l’ai dit, il répond à un souci, bien longtemps installé dans nos préoccupations : comment garder l’élève en haleine ; maintenir cette communication permanente avec la beauté de la connaissance.

5)-SiBelle Haïti : Comment trouvez-vous l’expérience ?

Rodolphe Mathurin :

C’est une expérience intéressante à plusieurs niveaux. Il y a d’abord, vous ne l’auriez peut-être pas imaginé, tout l’aspect technique de cette histoire qui me fait plonger dans de sérieuses réflexions- je dirais nouvelles – sur cette ville; tous ces jeunes qui font tout pour survivre ; s’approprier la technologie dans des conditions vraiment difficiles, et avec des moyens tout à fait rudimentaires. Ça m’a vraiment fait plaisir d’être avec eux et de participer à cette manière de réinventer le monde.

D’autre part, c’est très intéressant de se soumettre, à chaque fois, à l’évaluation d’un public très grand réunissant à la fois parents, tous ces élèves du monde et aussi un certain monde intéressé à ta personne ; je suis quand même un personnage public très médiatisé, soit comme analyste politique, soit comme citoyen engagé derrière une parole politique [Ethique et Justice] et aussi connu comme écrivain. Cette expérience offre aux uns et aux autres la possibilité de se faire une idée de ma parole de prof, cette fois-ci.

J’ai reçu pas mal de commentaires d’amis, d’anciens collègues, des personnalités du monde de l’éducation, de mes collaborateurs au Centre d’Etudes Secondaires et aussi des techniciens en audio-visuel qui contribuent à l’amélioration de ce projet.

Permettez-moi, dans votre tribune, humblement, de leur témoigner ma gratitude.

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