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Jérémie, 50 ans de souvenirs : Gros plan sur un temps révolu
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Jérémie, 50 ans de souvenirs : Gros plan sur un temps révolu

Par Mérès Wèche

Une ville, une mentalité

En ce temps-là, Jérémie fut un puzzle difficile à assembler. L’on se retrouvait à faire le distinguo entre la Haute-ville et la Basse-Ville, entre les beaux quartiers et les bouges, entre les descendants de Blancs et ceux des Noirs d’Afrique, sans oublier ces Kalakit qui avaient fui la guerre en Extrême-Orient entre Musulmans et Chrétiens. En dépit des stéréotypes peu flatteurs dont on les affublait, ces derniers avaient trouvé à Jérémie un terrain idéal pour se refaire une image. La peau claire aidant, ces réfugiés de la mer intégraient avec une aisance sans pareille « la haute société jérémienne », en incubant avec bonheur, et à la grande satisfaction de la gent-mulâtre, leurs noms de famille de consonance arabe, dans des creusets de brassage familial.

Habitués aux échanges commerciaux entre Tripoli, Beyrouth, Damas et Jaffât, ces Kalakit parvinrent à entretenir des liens économiques avec leurs compatriotes déjà installés au pays et dans d’autres régions de l’Amérique, et finirent par s’établir au Bord-de-Mer comme de solides négociants. Leurs anciennes redingotes affichant un lion à la cuisse ou au dos avaient fait place à de meilleurs vêtements en toile de Nîmes ou de Bombay.

Je parle précisément des années 50-60 quand, à l’âge de huit-ans, frais émoulu venu de Beaumont, et trop grand pour être admis à l’École des Frères de l’Instruction Chrétienne, je fus reçu à l’institution publique Clevrain Hilaire, communément appelée Kay Caze, qui damait souvent le pion à l’École congréganiste Frère Paulin aux épreuves du Certificat de fin d’études primaires.

Issu de la paysannerie, mais doué d’intelligence, je commençais très tôt à faire le point entre la campagne et la ville, entre les hauts et les bas, entre les anciens venus et les nouveaux arrivants, car beaucoup de mes camarades de classe dont les parents s’érigeaient en Jérémiens de souche, étaient, à la vérité, originaires d’endroits moins évolués que Beaumont, tels que Fond-Rouge, Anba-Larivyè, etc. J’entends encore ma grand-mère maternelle Séphora Étienne, qu’on disait être habitée par les lwas, me dire en créole ce que je traduis ici en français։ « Mon fils, tu es d’une race où l’on mange à la fourchette ». Ninie, ma grande cousine, s’en faisait un refrain coutumier pour fustiger des mal-parlants.

En effet, il existe une bourgeoisie paysanne haïtienne fondatrice de ville qui a ses codes d’éthique, son aristocratie qu’elle préserve jalousement. Loin d’être un élitisme crasse comme on en trouve dans les milieux citadins, basé sur les avoirs financiers et les nuances de l’épiderme, cette aristocratie paysanne est synonyme de fierté et de respect des réelles valeurs. Voilà dans quel esprit j’ai grandi à Jérémie où je me suis fait un nom dans le milieu estudiantin des années 60, au Collège Saint-Louis comme au Collège Alain Clérié. Toujours conscient, et sans complexe, de ma souche aristocratique en milieu paysan, et surtout fier de mes exceptionnels résultats scolaires en ville. Rendu quelques années plus tard dans la République de Port-au-Prince, j’étais ce « Jérémien », venu du « pays-en-dehors », sans autre stéréotype strictement local comme avant. Grand-Anselais, nous étions tous traités de la même manière, jusqu’au refus de nous louer des maisons, parce que vivant en trop grande communauté. L’expression « Moun Jérémie », avait à la fois une connotation de solidarité et d’ostracisme. Moi, en bon bourgeois paysan,il m’arrivait de snober certains Port-au-Princiens, nés des bas-quartiers, et même de quartiers mitoyens, dont les parents ne « mangeaient pas à la fourchette », et qui avaient même de la peine à se trouver de quoi mettre sous la dent. Moi, je guettais avec espoir, tous les jeudis, l’arrivée des bateaux accostant au wharf de Port-au-Prince, pour quérir mon sac de provisions. Je cassais le nez à ces souffreteux, non avec mes poings, mais avec mon orgueil de bourgeois paysan, honnête et respectable, surtout quand – fierté mal placée – ils débitaient des « jérémiades » à caractère réducteur et moqueur concernant nous autres venus de la Grand-Anse.

Topologie physique et humaine de Jérémie

Comme nous l’avons déjà mentionné, en la rapprochant topologiquement de Jacmel, Jérémie présente, d’Est en Ouest, la forme d’un amphithéâtre. La haute-ville, comme de fait, qui part du flanc nord de la rue Sténio Vincent, appelée communément Grand-rue, et qui se prolonge jusqu’à Bordes, présente une topologie en dents de scie avec sa population hétérogène. Quant à la basse-ville, allant de Carrefour-Wharf à Versailles, elle n’a pas de caractéristique sociologique bien définie. S’achevant en queue de poisson à Nan-Pousyè, quartier des pêcheurs, elle est à la fois la bouche et le cul de la ville.

Extrait de « Jérémie, cinquante ans de souvenirs »

MW Éditeur, 2014

Montréal, PQ.

Ouvrage en réédition

ISBN 978-2-9813720-1-7

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