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Peut-on encore parler d’amour aujourd’hui ?
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Peut-on encore parler d’amour aujourd’hui ?

Par Grégory Alexandre

Dans une ville sous les décombres, assiégée, en panne de tout, parler d’amour semble bien un débat fortuit. La gratuité de la pensée n’est pas moins délaissée que l’acte. Si dans ‘’l’Eloge de l’amour’’ publié chez Flammarion en 2009, Alain Badiou voit dans la rencontre, la naissance de l’amour, qui va perdurer avec le cérémoniel de la déclaration, on a droit d’abord de se demander comment et où se rencontrer, aujourd’hui, à Port-au-Prince ?

Dépourvue d’espace formel de rencontre : cinéma, parc d’attraction, club littéraire, (l’Église, où c’est au Pasteur de dire à la bergerie quand, comment et qui rencontrer), la rue qui n’est pas ouverte à tous. Puisqu’il faut rentrer avant six heures, de peur, qu’une balle vienne nous faucher la chaussure. Cette rencontre devient quasiment impossible ; dans les bars affalés, on n’y vient que pour se faire habiter par le bruit incandescent d’une musique électrique, qui nous saoule, avant même la bière, et là, on n’y parle que par vocifération.

Les jeunes demoiselles n’y viennent que pour exhiber leur cul aux alcooliques qui y sont soit pour noyer un chagrin (d’une femme qui ne veut plus baiser ou qui ne sait pas baiser comme avant, de la colère d’un patron en mal de baises, d’un contrat à son terme avec une ONG…). Elles y viennent, pour soutirer une pitance de cinq gourdes sur chaque bouteille de bière vendue, d’un homme qui ne peut pas rentrer chez lui avant minuit, parce que le/la propriétaire de la maison, l’attend à la l’entrée tous les jours, et lui, n’a pas encore le dû du loyer, parce que la boite de l’administration publique où il travaille est aussi appauvrie que ses employés.

Les bars ne sont pas des lieux de rencontre, ici. Les jeunes femmes, les adolescentes que tu y croises, ne sont déjà des mères-trompées, par un cocu, qui prend son sexe pour un revolver pouvant tirer sur tout ce qui bouge ; un poltron qui ne pensait pas, qu’après l’éjaculation, il pouvait y avoir un autre après qui va s’inscrire dans la durée.

Où rencontrer l’amour, aujourd’hui, et comment le rencontrer ? La question n’est pas moins importante que, qu’allons-nous manger ce soir? – le restaurant, vous dites ? Les seuls qui portent encore ce nom, ici, affichent votre salaire mensuel, à côté même des plats du menu.

Les espaces publics, où les gens sont prêts à vous rentrer dedans, des chauffeurs qui conduisent mal, des marchands qui occupent le trottoir, il faut presser le pas, de peur de se faire écraser par une voiture officielle. Les chaussées englouties par les immondices et la boue des constructions anarchiques dans le flanc des mornes, cette dame qui vous regarde avec les yeux inquisiteurs, qui voit dans chaque acte d’amour, la vulgarité haute gamme, le pêché véniel, la cause de nos malheurs ; Il n’y a vraiment pas de lieu se tenir tendrement la main. (Vous n’êtes pas au Champ-de-Mars, ici, vous l’apprendront vulgairement les passants, les chauffeurs et les motocyclistes).

Champ-de-Mars, comme si, ce lieu existait encore ? Depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010, cet espace a deux visages, un le jour et un autre la nuit. Le jour, c’est le lieu de toutes les revendications populaires contre des pouvoirs qui ne dirigent qu’un pays, qu’eux seuls, puissent en expliquer, l’essence.

La nuit, il devient ce lieu des préparatifs pour la bataille de demain, les leaders y viennent pour distribuer les quelques liasses aux sympathisants, et en face, ces marchands qui vous vendent le cancer à bon marché, venant de la république voisine. Ce n’est plus l’Agora, où l’on venait assister aux débats politico-philosophiques, (entre la poule et l’œuf lequel a précédé l’autre ?) le Champ-de-Mars n’est plus, depuis que les présidents s’y font prisonniers au palais fictif, barricadés par leur force de l’ordre, afin d’absoudre les réminiscences de la foule.

L’élan de l’amour dans cette ville, ne demeure que dans les coups de reins lassants, échangés par des couples dans un bordel à 125 gourdes. Dans un minibus stationné-là, depuis des lustres. Sous la surveillance du sommeil des enfants qui dorment à même le sol, du tonton qui se découche sous le lit, des parents en face de la porte. Ce qui rend par conséquent, l’orgasme un luxe à ne pas y penser, il en suffit d’extraire ce mal qui nous coince les couilles et qui nous empêche de dormir. Et tant pis pour la femme ! Vous comprendrez le lendemain, sous le soleil de midi, pourquoi, les gens sont si énervés dans les rues.

Qu’est-ce qu’une ville donc, qui ne s’organise pas pour l’amour, si ce n’est une échappatoire du silence pour la construction des corps désincarnés ?

 bobomassouri@yahoo.fr

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