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Quelles prisons pour Haïti?
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Quelles prisons pour Haïti?

Ricarson Dorcé *

Tel a été le thème d’un grand colloque international réalisé par le Centre de recherche et d’échange sur la sécurité et la justice (CRESEJ) , en partenariat avec la MINUJUSTH, l’Ambassade des USA en Haïti, la DAP-PNH, la FOKAL, l’Ambassade de France en Haïti, etc.

Ce colloque international sur l’univers carcéral qui a eu lieu les 9 et 10 octobre 2019, au salon Guiteau de l’Hôtel Oasis a permis, en dépit des difficultés liées au contexte général de pays «lòk », la création d’espaces de réseautage, de réflexion et de discussion entre les étudiants, les chercheurs en sciences sociales (histoire, sociologie, droit), les décideurs, les praticiens, la société civile et les fonctionnaires publics concernés par l’institution carcérale en Haïti sans oublier les ancien (ne)s détenu (e)s. Il a mis en évidence les limites de certaines expériences pratiques ou politiques, des enjeux épistémologiques ou méthodologiques et des référentiels théoriques utiles à une meilleure compréhension de la problématique carcérale haïtienne.

La question du carcéral ou plus largement de la pénalité haïtienne est fondamentale dans la dynamique de réforme de l’État, de renforcement d’un État de droit ou de la gouvernance démocratique dans le contexte d’Haïti. Car le milieu carcéral a un rôle crucial à jouer dans la réponse à la demande sociale de justice, de contrôle social, d’ordre et de sécurité.

Durant les deux jours du colloque, un état des lieux de la question a été fait. En effet, les circonstances humiliantes de réclusion en Haïti ont été mises en relief. La désorganisation du système de justice d’Haïti, en particulier le non respect des droits des personnes détenues et l’inefficacité des représailles pénales ont été pointés du doigt.

Dans son intervention portant sur l’esclavage moderne et la prison, le philosophe Fritz Calixte a posé, à partir du Code noir, la question « de l’utilité d’une exécution publique des peines ». Plus loin, la communication du sociologue Louis Naud Pierre sur le discours populaire « M ap fè prizon kado w » lui a permis de dégager l’hypothèse de la ‘‘mythologisation de la prison comme obstacle aux réformes entreprises dans cette institution’’.

Quant au sociologue Lewis A. Clorméus, se référant à des documents d’archives du 19e siècle, il a soutenu que les prisons en Haïti sont surtout des espaces de persécution politique et d’atrocité ‘‘où les autorités publiques entassent pêle-mêle leurs opposants et les contrevenants à la loi’’, alors que les prisons devraient être administrées avec transparence, équité et humanité.

Autrement dit, le système carcéral devrait être impartial et juste pour toutes les personnes, quels que soient leur orientation sexuelle, leur sexe, leur croyance ou leur origine sociale.

Le colloque international porte bien son nom dans la mesure où  il pose en quelque sorte des jalons pour le futur des prisons en Haïti. Mais, on ne saurait aborder le futur sans un regard vers le passé. Ainsi, Roberson Edouard, professeur à l’Université Laval et Arnaud Dandoy, professeur à l’Université d’État d’Haïti traitaient de ‘‘la généalogie des idées et des pratiques carcérales haïtiennes (1625-1915)’’. Ils ont répondu à des questions clés : ‘‘ Quelles ont été les premières manifestations de la prison en Haïti? Quels en ont été les enjeux (politiques, économiques, juridiques) ?’’. Ils ont montré la nécessité de revisiter notre interprétation de certaines pratiques contemporaines de modernisation du système pénitentiaire haïtien.

L’avenir du système carcéral haïtien est lié à des mesures concrètes capables de réduire le nombre de prisonnier.e.s en détention préventive prolongée. Beaucoup de personnes se retrouvent en prison dans l’attente de leur jugement, une attente parfois longue de plusieurs années, sans qu’on sache si elles sont coupables ou non. Pourtant, la Constitution haïtienne stipule en son article 26 que « nul ne peut être maintenu en détention s’il n’a comparu dans les 48 heures qui suivent son arrestation, par devant un juge appelé à statuer sur la légalité de l’arrestation et si ce juge n’a confirmé la détention par décision motivée ».

Les victimes de la détention préventive prolongée sont souvent des détenu.e.s qui ne représentent pas vraiment une menace réelle pour la sécurité publique. Parfois livrés à eux-mêmes, pauvres et analphabètes, ils n’ont pas de ressources financières pour se faire représenter par un avocat en cas de besoin.

Or, la surpopulation carcérale a des impacts sur les conditions matérielles d’existence des personnes incarcérées et celles de leur famille. En outre, sa gestion exige beaucoup de moyens. L’État haïtien devrait mobiliser des ressources pour que les défavorisé.e.s puissent être légalement accompagné.e.s. De nouvelles mesures juridiques doivent être prises et appliquées pour remédier à ce problème. Le colloque en a abordé quelques-unes.

Pauline Lecarpentier et Jacques Letang, respectivement juriste française et avocat haïtien, ont défendu la thèse que la constitution haïtienne de 1987 a fourni des outils pour la protection de la liberté individuelle : l’habeas corpus. Ce dernier peut jouer un rôle fondamental dans la lutte contre la détention préventive prolongée en Haïti.

Nicole Phillips, professeure adjointe à l’Université de Californie Hastings College of the Law, a mis en évidence ‘‘la manière dont les avocats, les militants et les détenus, ainsi que la Cour interaméricaine, peuvent utiliser l’arrêt Yvon Neptune c. Haïti pour rappeler au gouvernement haïtien ses obligations légales’’ en matière de détention préventive et de surpopulation carcérale. La professeure a confirmé l’idée que malheureusement même après le prononcé de l’arrêt en 2008 de la Cour interaméricaine des Droits de l’homme dans l’affaire Yvon Neptune, les mauvaises conditions d’enfermement en Haïti restent intactes et demeurent pleinement en vigueur.

Kate Bloch, professeure de droit à l’Université de Californie Hastings College of the Law, a exposé le rôle joué par l’unique Clinique de recherche d’analyse et d’assistance légale en Haïti au sein de l’École Supérieure Catholique de Droit de Jérémie (ESCDROJ), afin de garantir une assistance légale gratuite aux gens vulnérables en détention préventive prolongée dans la prison de Jérémie.

Haïti constitue un contexte opportun pour mener des études sur les fondements historiques coloniaux du système carcéral et sa réadaptation à un contexte néocolonial ou postcolonial, notamment dans des situations de transition démocratique, comme c’est le cas dans plusieurs pays des Suds.

C’est en ce sens que l’intervention de Charles Oriol, doctorant en administration publique, a pu trouver un écho favorable chez la plupart des participant.e.s du colloque. Il a su bien soupeser, en se basant sur des résultats empiriques et dans une perspective décoloniale, les effets des programmes de coopération internationale sur les nouvelles dynamiques du système pénitentiaire haïtien.

Sous l’égide de la communauté internationale, divers projets de réforme pénitentiaire ont été malheureusement mis à l’œuvre dans le contexte haïtien sans tenir compte des particularités historiques et socio-culturelles du pays. Les acteurs internationaux n’ont fait souvent que transposer des initiatives de réformes réalisées ailleurs.

La manifestation scientifique du CRESEJ a eu le mérite de mettre en valeur  non seulement quelques aspects spécifiques liés à l’histoire de l’institution carcérale haïtienne, mais également certaines expériences qui ont été faites ailleurs dans des contextes comparables et dont on pourrait bien s’inspirer avec toutes les nuances et les réserves que cela exige.

En effet, Yasmine Bouagga, chargée de recherche au CNRS, a brillamment présenté différentes orientations des politiques de réformes pénitentiaires qui se sont développées pendant les quinze dernières années sur le continent africain. Dans son exposé, Jennifer Peirce de John Jay College rendait compte des dynamiques de réforme en République dominicaine tout en mettant l’emphase sur ‘‘les perceptions des personnes incarcérées quant à leurs conditions de vie’’.

Puis, Andrew M. Jefferson, cofondateur du réseau mondial de recherche sur les prisons, a examiné les pratiques de réforme pénitentiaire notamment dans les pays des Suds en se basant sur près de deux décennies de recherches ethnographiques menées en Sierra Léone, aux Philippines, au Kosovo et sur des études en cours en Tunisie et au Myanmar. Le conférencier a dressé un panorama des espaces carcéraux marqués par la pauvreté et le dégoût. Pour lui, il faut toujours prendre en compte ‘‘les rationalités locales régissant les pratiques carcérales quotidiennes et l’expression locale des problèmes universels associés aux efforts de réforme de la pénalité ’’.

Au demeurant, les initiateurs du colloque ont proposé une programmation riche d’une diversité d’activités. En sus des conférences plénières, des panels et tables rondes, les organisateurs ont offert de concert avec le BDHH une exposition itinérante de marionnettes géantes et de portraits : enfermé.e.s-libéré.e.s.

En outre, une projection du documentaire de Rachèle Magloire ‘‘Quelle prison pour Haïti’’ , une performance théâtrale sur la prison ‘‘Gouyad Senpyè’’ écrite par Darline Gilles et des témoignages d’anciens prisonniers ont enrichi les deux journées du colloque.

Enfin, , l’Administration pénitentiaire a profité du colloque pour lancer les premiers numéros du Bulletin d’informations pénitentiaires (BIP) dont l’objectif est de ‘‘faire connaitre, mettre en partage et valoriser tout ce qui fait l’actualité de l’administration pénitentiaire haïtienne’’.

Les actes du colloque feront très bientôt l’objet d’une publication scientifique par le Centre de recherche et d’échange sur la sécurité et la justice (CRESEJ) dont la mission est de ‘‘ vulgariser le savoir scientifique, mobiliser des données probantes en matière de sécurité et de pénalité en vue d’éclairer les décisions politiques et stratégiques au bénéfice de la société’’.

*Doctorant en Ethnologie et patrimoine
Université Laval
dorce87@yahoo.fr
dorce.ricarson.1@ulaval.ca

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