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Urgence et quête de sens chez Douglas Zamor
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Urgence et quête de sens chez Douglas Zamor

Par Widles Fils Tanis*

A regarder la floraison et la pondaison de toutes ces jeunes plumes qui, aujourd’hui, font leur montée sur la scène poétique haïtienne, on ne saurait passer outre la question de savoir si l’on écrit pour une raison ou plutôt sans raison. Beaucoup de recueils ont vu le jour ces derniers temps. Certains ont fait la route, d’autres, non. Certains sont même méconnus du lectorat haïtien, malgré des tentatives de vulgarisations médiatiques.

Douglas Zamor est l’une des belles plumes de la génération montante sur la scène poétique en Haïti. S’il échafaude un projet esthétique ou même linguistique derrière chacun de ses recueils, son dernier, Poème à l’ombre de la mondialisation, répond plutôt à une urgence.

Urgence de dire à quel point la bêtise humaine engendre le non-sens et menace toute la civilisation humaine. Urgence de redonner sens, de délivrer une parole poétique pour ne pas envelopper de silence le malheur imminent, pour ne pas cautionner le crime, pour ne pas crier avec l’horizon qui fait naufrage dirait Georges Castera.

La métaphore du soleil et de l’eau

Il est triste de constater que la métaphore du soleil, celle de l’eau et bien d’autres éléments de la nature, porteuses de vie et d’espoirs dans l’univers poétique et romanesque de certaines œuvres des années 50(Gouverneurs de la rosée, Compère général soleil…), prend plutôt une autre tournure sous la plume de Douglas Zamor.

En fait, Zamor est héritier d’une poésie qui a longtemps rompu avec la sémantique prometteuse de ces métaphores. Déjà avec les poètes que Lyonel Trouillot appelle ceux des Editions Mémoires (parce qu’ils publiaient presque tous chez cette édition dans les années 90), le sens de ces métaphores se rapportant aux éléments de la nature s’était déjà inversé.

Marc Exavier titre un recueil : Soleil, cailloux blessés. Rodney Saint Eloi, Pierres anonymes

Ce glissement sémantique se révèle avec une profonde acuité chez Douglas Zamor. Ainsi, les éléments perdent leur place, leurs attributs et leurs fonctions dans la nature :  la mer est une montagne renversée ; nous admettons la douceur du soleil pour la douleur du soleil lui-même ; le soleil entre nos mains/comme une mangue moite soleil bagarreur / soleil troué dans les deux tranches de sa fesse (p.30)

Le soleil, ayant perdu toute son énergie et tout son pouvoir de réchauffement, est comme une mangue moite dans nos mains. L’image est saisissante et interpellatrice.

C’est en réalité une antiphrase ou même une ironie, quand on sait que si l’Homme s’adonne à des actes de déprédation vis-à-vis de la nature, au point de rendre le soleil aussi moite qu’une mangue, c’est pour sa propre destruction, car il ne sera pas à l’abri des conséquences du réchauffement climatique. La moiteur évoquée pourrait bien correspondre à une extrême chaleur, due à la destruction de la couche d’ozone(O3), suite à l’émission de gaz à effet de serres.

La mer pour sa part se trouve  imbibée de ronces grimpantes et demain sera la mer avec une robe de confession (pp.11-18) L’eau n’est plus ce lieu métaphorique d’où les peuples puisent leur espoir (comme dans Gouverneurs de la rosée). Au contraire, l’amour, prisonnier, a dans ses yeux une rivière / à travers laquelle les peuples s’entretuent

L’eau n’est plus la substance qui sauve, mais celle qui héberge la lutte sanglante et effrénée des hommes entre eux. Et enfin : le temps de la noce est venu / où les rivières cessent de baiser le cul de la mer (p.50).

L’image d’un univers cancérisé et en état de putréfaction  

Que l’univers se trouve chevauché par un dieu avide de catastrophe et de destruction, c’est l’image qui se donne le plus à lire dans le poème. Le ciel, le soleil, la mer, le vent, les arbres…, tout se trouvent blessés. Au lieu d’être un abri pour l’Homme, ils se révèlent furieux, redoutables et menaçants.

Petits pays aux rails vermoulus / aux lèvres écrasées par la fureur du vent

Il va de soi que le sens le plus convoqué par le poète est l’odorat. Tout un réseau de terme renvoyant au champ lexical de la puanteur et de la putréfaction : chancre/ débris/ défèque/ égout/ sordide… Et le poète conclut par ce vers entier que nous sommes que des ombres pourries (p. 46)  

Poème à l’ombre de la mondialisation, c’est l’expression d’un univers en décomposition qui annonce une catastrophe imminente, une épée de Damoclès suspendue sur la tête de l’Homme moderne, d’où qu’il soit sur le globe. Catastrophe découlant de la déprédation de l’Homme vis-à-vis de la nature.

Dans cette perspective, l’on pourrait se demander si Douglas Zamor ne se trouve pas dans le prolongement de ce que Lyonel Trouillot appelle chez les écrivains, depuis les années 90, une esthétique du délabrement en ce sens que  chez lui (dans le présent poème tout au moins), il y a l’expression d’une complète désintégration de l’univers.

Le soleil est trouillées dans les deux tranches de sa fesse ; ciels  bouleversés/ciels en morceau de rêves pourris ; la mer est imbibée de ronces grimpantes ; la métaphore de l’angoisse fait émerger les cactus dans notre parage ; la nature enfant gâté défèque au beau milieu de la civilisation…  

Marchandisation des rapports sociaux, logique de domination/exploitation et misères

Aujourd’hui plus que jamais, le capitalisme crie son refus d’entendre raison. Si les théoriciens de l’école de Francfort l’avaient fustigé, en montrant du même coup la folie dans laquelle a basculé la raison, au travers d’une dialectique négative, aujourd’hui, c’est encore une pensée socialiste, avec une version écologique, qui lui tient tête.

Aujourd’hui, ce n’est un secret pour personne que le réchauffement climatique sonne le glas du capitalisme. L’appétit avec lequel le système asservit l’univers va en se décuplant. Aussi ne s’agit-il pas seulement d’une menace pour un continent seulement, mais pour tout le globe dans son ensemble.

La mondialisation est le venin le plus mortel que le capitalisme ait pu accoucher dans l’histoire. Dans les rapports des pays Nord-Sud, si ces derniers en tirent quelque chose, ce serait la stigmatisation et la définition de leur statut de consommateur par les premiers.

Le nœud-gordien de la déjection / c’est la mondialisation / le Mali et le Niger oblongs leur vertèbres repliés / steaks opérationnels de l’industrialisation qui baratine les continents (p. 26).

Et plus loin : tous les projets échouent devant cet aigle dynamique (p.39)

Tout le souhait du capitalisme, c’est de réduire le mieux possible le monde à un petit village partagé par producteurs (pays Nord) et consommateurs (pays Sud). Il veut à tout prix imposer le libre échange et la libre entreprise. Quitte à ce que les pays pauvres s’endettent, se nourrissent l’illusion de l’aide reçue de la Banque mondiale et du FMI.

Là dans la mondialisation / bête sauvage épie les balises / gave la proie de nos souvenirs la mondialisation / l’aigle avec ses grandes ailes dans l’atmosphère s’enlise dans notre désir de vivre (p.28) enfin la terre vit avec des séquelles économiques (p. 44)

Par son verbe, Douglas Zamor saisit cette catastrophe imminente pour nous l’exposer. Sa verve poétique se veut un miroir qui promène ce malheur, trop peu pris au sérieux.

[…] je les dédie véritablement ce poème /qui connait les pleurs des villes étourdies par la soif la terre (cet avion chétif qui n’atterrit jamais) / a soif d’amour (p. 35) le cri fatal de la civilisation dans l’abattoir (p. 37)

Et Zamor nous livre les rapports entre mondialisation et capitalisme en ces termes : la mondialisation c’est l’habitacle même du capitalisme (p. 39). Comme résultat : on voit le défilé des saisons hirsutes / des pluies de gens incrustés dans l’industrie la faim germait dans les yeux […] on est enclin à un jeu de putréfaction de l’homme par l’homme (p. 42).

La marchandisation, marque fabrique du capitalisme, pénètre et empoisonne même les rapports sociaux. Ainsi : dans ce monde nous savons que tout devient marchand / le sexe / la politique un morceau de terrain / Jésus / même un sourire (p. 46)

Une civilisation en voie d’extinction

« C’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain ne l’écoute pas » a tristement constaté Victor Hugo. La nature nous parle constamment. Elle nous réitère ses blessures et son désarroi. Mais nous, les humains, sommes trop soucieux du progrès et du bonheur de l’espèce pour l’entendre et considérer ses plaintes !

Notre science est trop orgueilleuse pour accepter ses limites. Notre intelligence est trop élevée pour se rabaisser et saisir la compréhension et l’usage que nous devons faire de l’énergie atomique et du nucléaire. Pour disparaitre, notre civilisation n’attendra pas une catastrophe naturelle/écologique comme la collision avec la terre du météorite ayant provoqué l’extinction des dinosaures, il y 65 millions d’années.

« Quand le dernier arbre aura été abattu, quand la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été péché, alors on saura que l’argent ne se mange pas », présume Geronimo, avec une pointe d’ironie. 

Douglas Zamor n’est pas indifférente face à l’imminence de cette catastrophe. Aussi entrevoit-il l’humanité sur le tapis bleue digo de la déchéance / au fond du dancing pour un dernier adieu (p. 38)

Quête de sens par l’alchimie du verbe

Dans cette univers pris dans le vertige de la déprédation des hommes, une société où tout se vend et s’achète, même un sourire, la vie perd son sens. Les relations sociales deviennent plus que jamais conflictuelles et chacun est mené par son égoïsme, sa perfidie, son appétit et sa mesquinerie.

Et : on dirait que l’Homme est effectivement une barricade à la survie de l’Homme (p. 33).

On a l’impression de nager dans un univers de non-sens : mon peuple plonge dans le vent/ il gravite les sentiers pudibonds de la folie […] aux confins titanesques de la raison.

Ce chaos où raison et folie s’emblent  se côtoyer, s’entrecroiser et même se confondre nous suggère la démarche du Spiralisme qui questionne l’univers et la société haïtienne en particulier sur son incohérence et son chaos.

Si l’univers poétique de Zamor est imprégné d’un thème très  débattu et développé dans le champ des Sciences humaines et sociales, il ne le laisse pas pourtant  tuer son poème dans un souci de conceptualisation. Dit autrement, il ne mobilise pas de théorie (du moins explicitement).

Sa formation de sociologue lui permet certes de comprendre les problèmes de la mondialisation, mais il trouve plus juste la parole poétique pour mettre à nu l’ombre de ce monstre : nous savons aussi que l’univers est infini […] et même du haut de cet infini nous devrions grimper avec un poème (p. 45)

Même les mots semblent dépouillés de leur contenu et perdre leur potentiels de catharsis : des barils de mots pliés / en sanglot sous la main le monde est une infini de mots douloureux (p. 27)

Toutefois, le poète nous fait l’aveu de devoir sa vie aux mots. Il se trouve donc confronté au paradoxe des mots à la fois dotés et dépouillés d’un potentiel cathartique : j’eus seulement comme reposoir le filet des vers (p. 9). Lequel paradoxe lui fait invoquer la fuite comme remède.

Fuite du paysage délabré et désintégré : le temps a cette fois ci pour bien dire le goût de voyage … (p. 15). Convaincu que ce voyage le fera atterrir dans un univers tout aussi délabré que le sien, avec d’autres soucis et d’autres problèmes qui seront des problèmes liés à la condition humaine, il évoque la mort comme solution définitive : […] je m’attarde à glaner la tendresse des corps moisis à l’intérieur de l’histoire / valse permanente du grand voyage (p. 17)

Le poème nous convie à un vacillement du poète entre l’envie de vivre et de mourir. L’univers en putréfaction qui l’encercle ravive ce désir. Mais, en filigrane, se donne à voir la silhouette d’une femme ou des femmes qui conservent encore chez lui le besoin de vivre : […] la joliesse des femmes aux confins des égouts titanesques de la raison.

Si Thanatos l’emporte définitivement sur Eros, c’est pour le plaisir du poète de se retrouver dans son Alma-mater, l’Afrique qui revient de temps  à autre sous sa plume. S’il désire la mort, c’est pour se retrouver dans les bras de cette femme : je n’ai jamais connu l’amour du Sénégal / cet oasis au beau pli de femme (p. 21)

Un dernier mouvement du poème déplace le centre de la vie. Ce n’est plus la terre le centre, c’est de préférence le poète. La terre étant en complète désintégration, il cherche à la réhabiliter en se proposant lui-même comme centre de l’univers : disons, je respire par les mots / et les mots de leurs côtés respirent par ma bouche […] je conçois une cité balnéaire à la terre / au moment de la fatigue / elle pourra dégraisser son cul […] (p. 31)

Malgré la menace d’un univers en putréfaction, le poète croit que la restauration est possible. Aussi convie-t-il tous les créateurs du monde entier à participer à cette reconstruction de sens : créateurs du monde entier unissez-vous / le soleil ramificateur de vos rêves va trépasser […] (p. 33). 

Convaincu de l’avènement de ce nouveau lendemain, il se demande : quand viendra le jour où la terre humerait la fleur de nos émotions / où l’Etat cesse d’être un venin sur la pelouse de  l’imagination.

C’est peut-être inconscient, mais ce n’est guère un hasard si le poème de Douglas Zamor commence par le mot « amour » pour se terminer par le mot « vie ». L’inconscient du texte nous apprend que l’amour est la condition nécessaire et suffisante pour la possibilité de la vie sur terre. Ce n’est pas après la vie (la mort) qu’on aime, mais pendant ou même avant !

Et pour ne nous convaincre une bonne fois pour toute qu’aucune parole n’est plus puissante que la poésie, Zamor nous déclare à la fin de son poème que : l’imagination c’est le lieu où l’on passe pour parvenir à la vie (p. 51)

*Communicateur social, littéraire/normalien supérieur

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