Par Sachenka Thomas
Après le séisme meurtrier qui a frappé Haïti le 12 janvier 2010, la plupart des dépouilles recueillies sous les décombres et dans les rues ont été enterrées dans des fosses communes. Les proches de ces victimes n’ont donc pas pu récupérer leur corps. Les recueillements et derniers adieux d’usage n’ayant pas pu se faire, le processus du deuil s’en trouve perturbé. Une blessure psychologique que portent continuellement les parents de ces disparus. Blessure qui se rouvre à chaque évocation de la date fatidique du 12 Janvier.
‘’Après le tremblement de terre du 12 janvier, je n’ai reçu aucune nouvelle de mon fils ainé, Evans, qui allait avoir 20 ans. Nous l’avons alors recherché pendant plus d’un an. Neuf ans après, je ne sais toujours pas avec certitude ce qu’il est devenu. J’ai en moi un espoir qui ne finit pas.’’
Evelyne, la cinquantaine, porte quotidiennement en elle cet espoir douloureux. Une trace indélébile du tremblement de terre considéré comme le plus dévastateur qu’ait connu Haïti. Ce mardi après-midi, les énergiques secousses de la terre ont fait des centaines de milliers de morts, endommagé et détruit des bâtiments en béton et fissuré des murs. Des images relayées, par la suite, sur les chaines de télévisions et dans les journaux du monde entier. Mais, au delà du visible, subsiste, au fil des années, les douleurs qu’engendre l’incertitude liée à l’ignorance du sort d’un proche porté disparu.
Le tremblement de terre
16 heures 53 minutes et 10 seconde, heure locale. De magnitude 7 sur l’échelle de Richter et d’une durée de moins de 30 secondes, (Institut géologique américain, USGS), la secousse principale provoque l’écroulement de milliers de logements et de constructions publiques. Maisons, écoles, universités, édifices hospitaliers et religieux, bâtiments administratifs, et même le palais national, siège du chef suprême de l’Etat.
Bien qu’à cette heure de l’après-midi, beaucoup de gens rentrent chez eux, la fièvre des activités ne finit généralement par baisser qu’en fin de soirée. Des étudiants se trouvaient donc encore au sein du local de l’université, des employés n’avaient pas encore quitté le bureau. D’autres étaient simplement chez eux après une journée d’école, de corvée ou de chômage.
Soudain, en plein cœur de ce train-train quotidien, un bruit sourd, lointain, se fait entendre en crescendo. On s’immobilise un instant. L’on se questionne par des regards échangés. Mais ces interrogations silencieuses, d’à peine quelques secondes, sont soudainement interrompues par… une secousse. Une forte secousse! On entend le bruit de : ‘’GOU-DOU-GOU-DOU-GOU-DOU’’ pendant que sous les pieds, la terre est secouée de haut en bas, à un rythme très rapide, comme pour se débarrasser de tout ce qui se repose sur son dos. A la maison, le bruit musical de vaisselles et de verres tombant du haut des étagères ajoutent un effet de chaos à l’ambiance, déjà lugubre. Ensuite, des mouvements d’ondulations horizontales et verticales. Le tout testant la solidité des bâtiments en béton. Ceux qui n’y résistent pas ensevelissent leurs occupants et dégagent dans l’air des nuages de poussières.
Dégâts humains et recueillement des dépouilles
Plus de 280 000, c’est le bilan officiel des pertes en vie humaines, chiffres avancées par le Ministère des communications le 9 février 2010. Toujours selon le bilan officiel, 300 000 personnes ont été blessées et 1.3 millions sont devenus sans abris, en un seul jour.
Organisations non gouvernementales, associations et organismes caritatifs venus de partout dans le monde ont afflué en Haïti, au fil des jours suivants, pour porter divers types d’assistance a la population. Ainsi, des équipes de secours internationales ont réussi à extraire plusieurs centaines de rescapés des décombres.
Mais, beaucoup d’autres survivants n’ont pas eu cette chance. 52 répliques d’une magnitude supérieure ou égale à 4.5 ont été enregistrées. (Institut géologique américain, USGS). A cause de ces répliques, les bâtiments partiellement écroulés se sont, au fur et à mesure, totalement effondrés. Faisant ainsi taire, les appels à l’aide qui émergeaient d’en dessous.
Les dépouilles recueillies étant massives, leur gestion s’est avérée une tache ardue. Une fois les morgues, dont celle de l’hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti HUEH et les cimetières saturés de cadavres, les places publiques et la voirie ont servi de dépôt temporaire aux dépouilles retirées des bords de routes. Le surlendemain de la catastrophe, le président René Préval avait déjà annoncé l’inhumation de 70 000 corps dans une fosse commune.
Titanyen, une région située à environ 15 km au nord de la capitale fut désignée pour enterrer les dépouilles. Ces dernières, déplacées à la pelleteuse furent transportées dans des camions du Centre National d’Equipement (CNE) pour être ‘’jetées’’ dans les fosses. Par la suite, le gouvernement fit construire en ce lieu un monument du nom de Mémorial Saint Christophe.
Plusieurs pays ont envoyé des unités d’identification des victimes. Ce qui n’a pas empêché à la majorité des corps de subir un traitement en dehors des normes internationales préconisées. (Manuel de Gestion de dépouilles mortelles lors de catastrophes, (OPS, OMS, CICR, Fédération Internationale des sociétés de la Croix Rouge et du Croissant Rouge) 2006.) Lors du déblaiement des décombres, ossements et gravats ne faisaient plus qu’un, dans l’irrespect total de ces normes dont la mise en pratique permet l’identification des corps.
Des parents de portés disparus partent vainement à leur recherche.
Difficile, donc, dans de telles conditions de retrouver un proche porté disparu. Le 13 janvier 2010, le Comité International de la Croix Rouge (CICR) a mis en place un site web pour aider les personnes en Haïti et à l’étranger à rétablir le contact avec leurs proches en y inscrivant le nom de la personne qu’ils cherchent à contacter. Mais cette disposition virtuelle n’a pas suffit aux familles de disparus. Partout où se trouvaient des cadavres, on pouvait voir des gens, cache-nez ou mouchoir au visage, têtes baissées, promenant leur regards de corps en corps dans l’espoir de retrouver les leurs. Beaucoup ont aussi sillonné les hôpitaux.
Evelyne a été de ceux-là. Son fils avait quitté la crèche familiale, à Jacmel, pour se rendre à Port-au-Prince dans le cadre de son travail de musicien. Et c’est là que le tremblement de terre l’a surpris. Bien que sa famille ait décidé d’organiser un enterrement symbolique, Evelyne ne s’est jamais remise de la disparition de son fils.
Evelyne
Rose-Marie Lamour, artiste peintre de la ville de Jacmel, s’est résignée à la disparition de ses deux sœurs, Lena et Rosemène, qui vivaient à Port-au-Prince. Les ossements de Lena ont été emportés avec les gravats de l’hôtel dans lequel elle travaillait. Quant à Rosemène, elle a été grièvement blessée dans l’écroulement de sa maison, selon ce que rapportent ses voisins. Elle aurait été emmenée à l’hôpital mais, ses proches ne l’ont retrouvée à aucun établissement hospitalier de la capitale. Les recherches ont durées un an et demi. Les deux disparues ont laissé chacune derrière elles une fille, alors respectivement âgées de 4 et 9 ans.
L’artiste peintre Rose-Marie Lamour
Séquelles psychologiques
Les parents de victimes non retrouvées sont plongés dans un doute. Bien que pleurant la disparition de son fils, Evelyne dit espérer le voir revenir un jour. L’acceptation de la réalité, étape significative du processus de deuil, est dans son cas, difficile à atteindre. Car pour y arriver, le constat, de visu, de la mort du proche est essentiel, selon le psychologue Wilcox Toyo, président de La Société Haïtienne de Santé Mentale (SOHSAM). Presque dix ans après, cette mère éplorée en est donc toujours à des étapes primaires du processus. Elle refuse de croire à la mort de l’être aimé. ‘’Je rêve souvent de mon fils qui me dit qu’il n’est pas mort’’ confie Evelyne. Les pleurs n’en finissent pas. Rendant le champ libre à la dépression et même à des maladies physiques. ‘’Apres le 12 Janvier je suis devenue diabétique et hypertendue. Des maladies dont je ne souffrais pas avant ’’ déplore Evelyne.
Le psychologue Wilcox Toyo
Manque d’encadrement psychologique
Vivre dans le doute et l’espoir incertain équivaut à marcher sur un fil car selon le psychologue Wilcox Toyo, le deuil pathologique peut entraîner des troubles mentaux graves. Les familles de disparus ont donc besoin d’une assistance psychologique soutenue. Une assistance dont la majorité de la population n’a pas accès. En effet, il n’existe en Haïti que deux institutions publiques de services neuropsychiatriques. L’hôpital Défilée de Beudet, à 22km de Port au Prince, dans la zone de la Croix des Bouquets et le Centre hospitalier universitaire de psychiatrie Mars et Kline à Port au Prince. Après le tremblement de terre du 12 Janvier 2010, l’Unité de Santé mentale a vu le jour. Cette structure du Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) avait pour mission d’intégrer la santé mentale dans les soins primaires, d’assurer le suivi et de coordonner les différentes activités. Mais les activités d’assistance psychosociale et de santé mentale ont été presque exclusivement réalisées par les organismes humanitaires non gouvernementaux et par l’effectif réduit de professionnels existant dans le pays. (Rapport d’évaluation du système de Santé mentale en Haïti, de l’Organisation Mondiale de la Santé mentale (OMS).) Toutefois, ces soins post-séismes n’ont pas subsisté au delà de 6 mois, car les courtes missions des psychiatres et psychologues étrangers qui travaillaient pour le compte des ces ONG ou OI dans les Services d’Appui Psychosociaux duraient entre 1 a 3 mois. Dans le même temps, le peu de psychologues travaillant en cabinet privé, d’environ une trentaine, ainsi que certains psychiatres recevaient de nombreux cas de Troubles du Stress Post Traumatique et d’autres pathologies liées aux chocs psychologiques du tremblement de terre. (Association Haïtienne de Psychologie (AHPSY).
‘’Un sujet pas assez abordé’’
En général, parler du tremblement de terre du 12 Janvier revient à parler de dégâts matériels et de pertes en vies humaines. Les troubles psychologiques sont aussi évoqués, mais pas suffisamment, selon le psychologue Wilcox Toyo. La négligence de ces marques internes du séisme entraine aussi une négligence dans la mise en place de structure pérenne de prise en charge. ‘’Car il faut une prise de conscience de l’ampleur du problème’’, précise le professionnel de santé mentale.
Chanson: ‘’Wale” de Rutshelle Guillaume
Plus de 280 000 morts. Derrière une grande partie de ce chiffre, subsiste des familles brisées, des espoirs incertains et des attentes éternelles. Des fissures du cœur, invisibles et oubliées.
Photos et Vidéos: Chrisfort Louis
Montage : Vernet Stéphane Augustin