Propos recueillis par Lord Edwin Byron
Dans notre rubrique 5 questions à un.e professionnel.le, nous avons rencontré Dom Pedro Theoney, enseignant et philosophe de formation. Il a mis sur pied en 2018, une maison d’édition baptisée Gouttes-Lettres. Dom Pedro Theoney est invité à partager avec les lecteur.rice.s de Sibelle Haïti son angle de vue, ses projets et sa compréhension de la situation actuelle des maisons d’édition en Haïti.
SibelleHaïti: Le métier d’éditeur comporte des risques, vous vous y êtes lancé quand même, partagez avec nous votre angle de vue sur ce métier auquel vous paraissez très accroché.
Dom Pedro Theoney : Le métier d’éditeur, comme tout métier, d’ailleurs, comporte bien de risques qui peuvent varier d’un pays à un autre. Seulement, chez nous, en Haïti, et c’est gravissime, le métier d’éditeur, et tous les métiers du livre avec, n’est point du tout valorisé. Il n’y a pas, au niveau de l’état, de programme d’aide aux éditeurs ou de crédit pour favoriser et soutenir leurs activités éditoriales. Autrement dit, le livre n’est pas subventionné. En conséquence, le libre accès au livre est comme un luxe pour bien des gens, en Haïti. Ce qui épaissit dangereusement les risques économiques que prend l’éditeur, qui vit chaque jour avec le risque de s’écrouler…
Mais, c’est un métier on ne peut plus passionnant. Et c’est justement ce qui nous y accroche : il est le prolongement professionnel de notre passion du livre et de la lecture. Chaque nouveau manuscrit — étant toujours, pour nous, une rencontre avec une parole et un monde autres que les nôtres ou ceux qui nous sont familiers — a la vertu grandissime d’intensifier cette passion. En plus, ce métier nous fait développer le sens de l’écoute : il nous apprend à savoir me taire, lors même que l’envie de dire nous rongeait, pour vraiment écouter la musique des mondes qui viennent à nous. Dans un monde où la Parole est devenue, bien plus qu’autrefois, mais sans l’élégance et la noblesse d’autrefois, le critère d’appréciation des hommes et des femmes, écouter un autre que soi, n’est point du tout chose facile. Pourtant, l’éditeur pour savoir cultiver l’écoute et l’art du dialogue, le fait chaque jour.
SH: En trois ans, vous êtes pratiquement à même de soupeser l’essentiel du métier, où en êtes-vous par rapport aux objectifs de départ ?
DPT: Ces trois années durant, en dépit des difficultés et problèmes auxquels nous sommes souvent confrontés et qui nous mettent à rudes épreuves, nous avons vécu des choses fort agréables, qui nous approchent chaque au plus près de nos objectifs, le principal étant de devenir un jour une très grande maison édition, réputée internationale. Car nous avons dans nos catalogues des livres (déjà publiés ou à paraitre) de grands écrivains, comme Inéma Jeudy, Kettly Mars, et des universitaires, comme Georges Eddy Lucien, Edelyn Dorismond, Cadet Jean-Jacques, Jean Herold Paul, entre autres.
SH: Avec de si faibles moyens, comment parvenez-vous à vous payer les différents services que requiert une véritable maison d’édition ?
DPT: Une véritable maison d’édition, dites-vous ? Quelle ne l’est pas ! Eh ben, la véritable maison d’édition que sont les Éditions Gouttes-Lettres continue de fonctionner comme elle avait commencé : avec notre maigre salaire de professeur de collège ou lycée, et, dans certaines circonstances, une collecte réalisée avec quelques collaborateurs (un ou deux). Voilà donc comment nous tenons encore. Cela manifestement nous empêche de prétendre à des choses importantes. Mais nous avons pu, jusqu’ici, et non sans sacrifices, nous offrir les services qui nous sont essentiels. Alors que nous travaillons, de notre côté, pour toujours nous donner les moyens de tenir, nous espérons grandement que les choses changeront, qu’on comprendra un jour, avec bien sur de véritables politiques du livre et de la lecture, qu’il nous faut, à nous éditeurs, comme à tout autre acteur de la chaine du livre, de la reconnaissance et de l’accompagnement du financement (ou un véritable système de crédit), et que donc le livre, ça se subventionne.
SH: À quoi peuvent s’attendre les jeunes auteurs qui se heurtent à de grandes difficultés à leur première publication ?
DPT: Nous étions nous-même confrontés à ces difficultés, au départ. Et justement cela se trouve à l’origine des Éditions Gouttes-Lettres. « Faire que ce ne soit plus un problème, cette ridicule affaire de premier livre », c’était, et ça l’est toujours, notre combat. Car quel grand écrivain n’a pas eu à écrire un premier livre ? Pourquoi donc ne pas publier un premier livre, lorsque bien sur l’on y reconnait du potentiel, sinon que par haine de l’Homme, par une volonté démoniaque de faire souffrir et tuer chez ces jeunes écrivains tout heureux élan d’écrire. Nous ne pouvons pas encourager ces absurdités qui n’ont d’égal que le lot de méchancetés qu’elles trainent derrière elles. Nous ne cultivons pas la haine, nous. Mais plutôt l’amitié et l’amour. Ainsi donc nous sommes ouverts aux jeunes plumes ou aux gens qui sont à leurs premiers livres, comme nous le sommes d’ailleurs aux autres. Seulement, nous ne pouvons pas publier du n’importe quoi. Aussi nous priorisons la qualité et la profondeur. Les jeunes auteurs, comme n’importe quel autre auteur, qui voudraient que nous les publions, doivent s’assurer de la qualité de leurs textes. Sinon, ils ne seront pas acceptés. Non pas parce qu’ils sont des premiers livres, mais tout simplement qu’ils ne répondent pas à nos critères et exigences.
SH: Combien de titres, d’auteurs et de collections ? Comment les lecteurs accueillent-ils votre touche éditoriale ?
DPT: Nous avons, jusqu’ici, près d’une vingtaine de titres, et aussi près d’une vingtaine d’auteurs. Et nous publions dans cinq collections : la collection « Esprits philosophiques », la collection « Romans, contes et nouvelles », la collection « Études haïtiennes », la collection « À la rencontre des classiques haïtiennes » et la collection « Poésie 4.5●6 EGL ».
Nos lecteurs montrent beaucoup d’intérêts pour notre travail. Ils aiment nos livres qui — malgré nos limites, dues en grande partie par nos faibles moyens — sont sans conteste de beaux livres et très bien faits. Nous travaillons, nous innovons chaque jour nos travaux, pour continuer à offrir la qualité, pour les fidéliser, nos lecteurs.