Il n’est pas rare qu’un petit livre, suivant son épaisseur, trompe un lecteur ou le surprend carrément. Cela veut dire que la grandeur d’un livre ne réside pas dans la quantité de pages qu’il contient, mais dans ce qu’on pourrait appeler, avec raison, sa beauté et son utilité. Et celles-ci peuvent servir, à proprement parler, à pérenniser la conception esthétique d’une époque ou d’une école donnée. Suivant ceci, Voltaire, dans une correspondance, affirmait qu’un livre n’est excusable qu’autant qu’il apprend quelque chose. En effet, le premier récit de Grégory Alexandre, Gun Short est mon h’éros, est un livre excusable dans la mesure où il s’inscrit dans un débat qui date d’un temps très âgé, lequel débat est celui du conflit générationnel. Et il apporte en fait un autre point de vue, et suggère une autre façon de voir les choses, du moins une autre façon de parler du conflit générationnel dans le contexte haïtien à titre de précision.
Gun Short est mon h’éros, un récit qui a plusieurs voix. En fait, c’est un récit polyphonique dans le sens bakhtinien du terme où chaque voix est un personnage, et les personnages n’ont pas de nom. Ils sont fragmentaires : seulement leurs voix pouvant permettre de les identifier. A ce titre, la voix prise au piège est le jeune homme, la voix offensée celle du professeur, la voix naufragée représente la sœur du jeune homme et le philosophe c’est la voix silencieuse. Quatre voix, deux mouvements, le récit parle de deux générations dans seulement cent-six pages.
Gun short est mon h’éros est un récit, certes ! Mais il est en effet un lieu de rencontre, un point de tension, un bout du monde où deux générations différentes se rencontrent, puis s’affrontent avec ardeur. L’une accuse l’autre. On ne sait pas qui est la mauvaise ou la bonne. Par ailleurs, pourquoi faudrait-il qu’il y ait une bonne ou une mauvaise génération ? À quoi une telle décantation peut-elle servir si ce n’est pas à faire perdurer le débat ? Sur quoi ne sont-elles pas d’accord ? Le récit de Grégory Alexandre se veut être un chemin important, mais un chemin qui ne mène pas à Rome mais à un débat pouvant interpeller tout le monde. En d’autres mots, c’est un récit qui présente deux regards différents de la réalité : celui d’une génération se vénérant pour avoir fait des choses qui ne sont pas visibles et qui croit dans un geste qui peut perdurer l’éternité, et un autre regard méfiant qui ne croit pas que les mots suffisent pour changer l’ordre des choses, mais que l’action mérite d’être faite.
A lire ce récit on est invité à un débat complexe, assez tendu où chacun défend sa génération. Tu regretteras que ma génération n’ait aucune cause à défendre, affirmait la voix prise au piège. Tout commence dans le livre avec un refus, celui du personnage central : la voix prise au piège. Le personnage ne veut plus rester dans l’ombre du professeur et celle du philosophe. Ils lui sont apparus comme deux extrémités. Ainsi disait-elle : « Le vieux professeur se croit mon sentier battu, le philosophe, lui, lueur d’espoir d’une génération déjà loin de ses pensées ». Le jeune homme ne veut pas que sa route soit obstruée, il n’a aucun problème à l’idée que les choses méritent d’être changées, mais son plus gros ennui est que ce changement puisse parvenir soit du professeur soit du philosophe qui représente, tous deux, la génération qui s’en va. Et il les considère comme des ratés, sur ce il dit : « je crois bien à une initiative d’un geste à perdurer l’éternité ; mais quoi ? Pour sûr que ce geste ne parviendrait au milieu de ces deux ratés ».
La lecture de Gun short est mon h’éros peut nous ouvrir les yeux sur la volonté d’une génération qui ne veut plus rester derrière la scène, du moins de la nouvelle génération qui est en quelque sorte considérée comme une génération sans une bonne cause à défendre, mais qui s’assume. Elle ne veut plus avoir d’autres maitres, elle se suffit à elle-même. La musique de l’ancienne génération ne l’intéresse pas, elle a sa propre musique : « le rap », sa vision du monde n’est pas dans les livres mais dans la richesse. A ce propos, la voix prise au piège nous dit : « Get rich or die. Notre héros c’est Gun Short. Pas ton surréalisme, changer la vie, c’est trop utopique tout ça. Ma génération a appris la leçon, gagne beaucoup d’argent alors fais-toi respecter ».
La voix silencieuse se perd dans les souvenirs, son enfance est le premier lieu à connaitre. Elle n’est plus dans le présent. Elle vit avec un passé qui lui taraude l’esprit et sa volonté est impuissante. Elle se remémore de l’ancienne vie qu’elle menait dans sa commune quant elle était enfant et de ce ciel dont elle n’oubliera jamais la couleur, car le premier ciel que tu as vu, nous dit-elle, est ton unique, ton vrai ciel. Le professeur a perdu espoir, il n’est pas contre le jeune homme, il veut lui ouvrir les yeux, lui faire voir d’autres angles. Il est conscient que sa génération a raté quelque chose, qu’elle est manipulée. Ainsi dit-il au jeune homme « depuis le premier jour, tu n’arrêtes pas de faire l’éloge de ta génération de merde qui subira sans vouloir t’offenser le même sort que la mienne ». Il poursuit avec d’autres arguments et démontre que la voix prise au piège est dans l’erreur si elle croit que tout va bien pour elle et que sa génération va résoudre tous les problèmes que l’ancienne génération ne pouvait pas résoudre.
« Tu me traites de conservateur, j’en ris là. Observe un homme de ta génération, s’il peut sortir sans son portable. Combien de jeunes filles se font éventrées pour un jeans, une Tanga de merde. »
La voix principale du récit est celle qui représente la nouvelle génération, cette génération qui ne croit pas que les livres vont changer les choses, cette génération pour qui le corps a beaucoup plus de fonctions et l’amour n’est plus dans l’idée mais dans le corps, dans les gestes. Elle se dit révoltée. Elle dit non, elle se révolte contre le mutisme de l’ancienne génération, de son indifférence aux appelles désespérés de la souffrance humaine comme l’aurait dit René Depestre (Je ne viendrai pas). Le jeune homme a profité du viol de sa sœur pour perdurer son éternité, et se révolte contre sont père qui n’a jamais agit. A son père il dit ce qui suit « tu te bouchais les oreilles chaque fois qu’un cri de jeune fille violée, au soir, montait par la fenêtre ». La voix prise au piège ne dénonce pas ses amis, elle a préféré la mort de sa sœur que sa vie. Morte, elle servira comme un symbole de résilience, son corps parlera pour toutes les femmes qui ont été violées. « C’est pour toutes les filles que tu meurs aujourd’hui. Meurs ! Meurs ! C’est ton geste à perdurer l’éternité » a-t-elle dit à sa sœur mourante.
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