Chers tous, chères toutes,
Nous voilà aujourd’hui, en plein naufrage, perdus sur une île déserte avec pour tout bagage, des lots de bêtises sur les bras. Il nous faut tout réparer, tout reconstruire. La tâche est énorme et l’agitation ambiante nous complique encore plus l’ouvrage. Jamais, nous n’atteindrons l’unanimité sur la conduite à tenir. Il y aura ceux qui, engourdis devant l’ampleur de la catastrophe, attendront, naïfs et impuissants, l’issue que dictera le hasard, le destin ou la providence. Il y aura aussi ceux qui, se prenant pour les plus débrouillards, les plus pragmatiques, s’empresseront d’accaparer ce qu’il reste de ressources et de se bâtir une petite vie, là, à même le sable mouvant, au grand mépris de ce qui se passe autour d’eux. Ils ramperont. Se faufileront. Trahiront. Tous les moyens sont bons pour s’organiser, pour réussir, clameront-t-ils en toute indécence. D’autres encore opteront pour la fuite. Ils auront d’abord hésité, auront pour certains essayé quelque chose avant de s’aventurer, au premier échec, vers l’inconnu.
Heureusement, il y aura toujours ceux-là qui auront très vite compris que, sur ce pan de sable, aucune survie ne sera possible si elle n’est collective. Ils refuseront donc courageusement la facilité, le cynisme et surtout la stérilité du sauvetage individuel ; ils refuseront la honte et la lâcheté de la fuite et s’attelleront à endiguer l’échec. C’est à tous ces bâtisseurs de lendemain que je voudrais adresser cette lettre. Ils sont nombreux. Largement plus nombreux qu’on ne le pense. Ils se mesurent dans tous les domaines à travers tout le pays…
Mais, à cette occasion, je m’adresse particulièrement à vous, les membres du Petit lectorat, initiateurs du Marathon de lecture. Cette année, vous êtes à la douzième édition de ce grand événement autour de la lecture. Je suis très bien placé pour comprendre combien cela a dû vous coûter d’énergie, de détermination, pour relever jusque-là le défi de la durée. Je vous écris pour vous avouer combien je suis fier de vous. Fier de votre persévérance et de votre persistance. Je viens aussi vous dire que je suis profondément impressionné par l’objectif que vous vous êtes imposé cette année. Celui de parcourir tout le territoire et semer partout l’idée d’une île de bibliothèques. Cette voie, j’en suis convaincu, est gorgée d’assez d’Utopies et truffée d’assez d’obstacles pour être la bonne.
Je me sens très honoré d’être invité à embrasser avec vous cette magnifique illusion. N’ayons pas peur du mot. Soyons certains d’au moins ceci: quel que soit le volume d’arrogance que peut s’arroger le quotidien immédiat, le quotidien pratique, l’avenir appartient à l’utopie. Trop longtemps, nous nous sommes refusés aux grands rêves. En voici un qui mérite toute notre opiniâtreté : faire inscrire le livre et la lecture à leur juste place sur la liste des urgences. Des extrêmes urgences. C’est une pierre incontournable de la construction d’un pays où tous les rêves sont possibles.
Il nous faudra cette fois éviter le piège de la sacralisation du livre. Trop souvent dans nos campagnes de sensibilisation, nous hissons le livre sur un piédestal. Sans le vouloir et sans le savoir, nous creusons, encore plus, la distance entre les jeunes et le livre. Ce dernier devient si haut, si inaccessible, qu’il effraie les jeunes qui, au lieu de l’approcher, de lui tendre la main, de le questionner, se mettent à l’idolâtrer. Essayons cette fois de viser leur cœur. Nous allons leur présenter le livre comme un ami. Un ami qui sera toujours à l’écoute de leurs peurs de l’avenir. De leurs chagrins d’amour. De leurs doutes. De leurs inquiétudes. De leurs désespoirs. De leurs souffrances. De leurs besoins de sens. Et même de leurs faims. Dans ces moments très fertiles à la dépression, à la grande dépression, nous leur informerons que les livres nous soignent et nous apaisent. Que « les livres prennent soin de nous », pour faire un clin d’œil admiratif à Régine Detambel.
Des personnages Colin et Mariela de Lyonel Trouillot au personnage Zézé de José Mauro de Vasconcelos. Des bidonvilles d’Haïti à ceux du Brésil. Nous leur prouverons que la littérature est quelque chose qui se passe au cœur même de leurs vies. Qu’ils ne sont pas seuls. Qu’ils n’ont pas « le monopole de la souffrance humaine. » Nous allons leur démontrer que « dans la détresse physique ou psychique, dans le handicap ou la grande vieillesse, le livre permet d’élaborer ou de restaurer un espace “à soi”. » Nous allons surtout leur convaincre qu’ils peuvent s’en sortir. Que les livres les accompagneront et les guideront jusqu’à l’émancipation. Que des écorchés vifs sont passés par là, par la même ignorance, la même tristesse, le même isolement, le même sentiment de l’absurde, le même désespoir, le même besoin de sens. Qu’ils ont été assez généreux de nous léguer dans les livres leurs secrets. Ils nous apprennent à construire notre identité et notre personnalité, à préserver notre dignité, à nous affirmer, à nous estimer. Umberto Eco. Ce grand lecteur, nous l’aura prévenu : « Qui ne lit pas, à 70 ans, aura vécu une vie solitaire. Celui qui lit aura vécu 5 000 ans. »
Je ne peux ne pas saluer votre intelligente décision d’aménager une petite place aux enfants, dans la programmation. Aucun projet de promotion de la lecture qui se respecte ne peut se permettre d’ignorer la petite enfance. Tout est là. Dans les premiers battements de la vie. Il faut, cependant, en plus d’aller vers eux, aborder aussi leurs parents, leurs grands frères, leurs grandes sœurs, leurs instituteurs et leurs institutrices. Il faut changer la conception de leur environnement sur la lecture. Il faut les inviter à lire avec tout l’amour, toute la douceur, toute la féerie indispensable à leur palpitant petit monde.
Je voudrais enfin – au risque que je sois trop long par ces temps de ‘tweetérisation’ de la parole- vous suggérer deux petits efforts en plus. Il y a partout dans le pays, certainement dans ces villes où nous ferons escale, des jeunes qui essaient – avec peut-être moins de compétence que votre équipage – avec leurs ongles et leurs bonne volonté à maintenir allumée la flamme du livre dans leur communauté. Ce premier effort sera non seulement de les impliquer dans nos activités, mais surtout de garder les liens avec eux. Ils surveilleront sur ce que nous aurons semé au cours de ce périple.
En outre, Il y a ce jeune bibliothécaire très dynamique, Jimmy Borgella, qui s’engage depuis quelques temps dans un vaste plaidoyer pour une bibliothèque dans chacune des communes d’Haïti. Le deuxième effort serait de rapprocher ces deux causes. Il nous faut une voix forte pour soutenir notre voie. La fédération des voix identiques est donc nécessaire.
Il ne me reste qu’à vous rappeler que la réussite de ce projet est une obligation. Vive l’utopie !