Par Milady Renoir
Peut-être vers 2009, je découvre une toile de Frankétienne depuis restée dans la rétine. Son nom archivé dans un carnet. Haïti, lieu ailleurs, disparate comme ces lieux qu’on ne voit qu’à travers les yeux d’artistes, un chant-hymne, un poème-chant. Haïti s’est nourrie en moi, de littératures, de poésies et de rencontres politiques aussi.
Mi-septembre 2019, je suis invitée à poétiser, animer des ateliers lors du festival Transe Poétique – organisé par le collectif-association Loque Urbaine. Je suis donc en Haïti.
Munie de l’anthologie de poésie haïtienne contemporaine (dirigée par James Noël), j’écris chaque jour un poème en écho-miroir-amour à un poème de l’anthologie qui me marque. Mon protocole poétique du séjour de 10 jours.
Jour 3 matin du festival, mon hasard tombe sur la page 52, un texte qui dit diaspora-nostalgie-incandescence-amour-songe et… c’est Frankétienne qui a signé ce texte en 2010. J’avais depuis lu La méduse orpheline et Corps sans repères du poète-peintre-spiraliste.
Jour 3 soir du festival, Jean Erian Samson parle de Frankétienne, invité lors de la 3ème édition des rencontres des cultures créoles.
Le boulier, la spirale, l’écho tracent un désir : Le rencontrer.
Jour après festival, dimanche matin tôt, nous cherchons sa maison, entre marché comble et peyi lock. Nous aurions peu de temps. Nous attendons debout sur sa terrasse, vue sur fresques d’arbres hauts et toiles fières. Frankétienne arrive, chevalier-destrier de ses éruptions exposées sous nos yeux. Il subit les bruits de la route, le « coq gaulois » et la fatigue de l’âge, parce que l’âge est un fardeau mais aussi le moment de non pas saisir mais effleurer la globalité de sa vie. Il grimace ni laid ni vieux. Mélanie Godin, directrice des Midis de la Poésie, Jean Erian Samson et moi, poétesse, à priori, ouvrons les branchies.
Nous sommes les oreilles qu’il a perdues. Il dévoile – réitère ce qu’il est, sa naissance et la cause violente, ses territoires stratifiés, les traversées bordées du « hasard » qu’il nomme Mystère, sans pour autant nous perdre de voix. C’est lui qui émet les mots, les densités, on tombe dans son univers comme dans un toboggan, je suis sa spirale.
ADN, toile d’araignée, quasars, structure végétale. Il dit qu’on dit de lui qu’il est trop mystique, que sa gnose est autre qu’intellectuelle, éternelle dichotomie de la raison et de la préscience. Je m’en fous, comme lui j’aime Michaux. Le poète-peintre me fait agir. Il ne dérive pas de sa ligne courbe. Sa maison plus Hundertwasser que Niemeyer a survécu au séisme, comme lui.
Les piliers porteurs sont aujourd’hui peints à la bombe graff’ comme un acte de résistance à la ruine. Les arbres de la propriété cachent la vue pas le monde. Les murs de sa chambre recouverts de mantras, le lieu de ses rêves. Jésus anarchiste, Jésus archétype du survivant, pas du souffrant. Nous parlons éthique de la relation sociale, du désenchantement de mondes du « Nord » qui s’auto-dévorent, des dogmes qui tuent l’individu, de l’appropriation culturelle et des dénis d’humanité de ces tendances libérales.
Nous nous rencontrons, nous nous remercions, il me semble que nous faisons ça en équité, pas en temps de parole – l’homme sait que nous sommes venus pour lui, il est âgé, sage et séducteur – mais en équité de sens. Il entend que nous pouvons entendre et il entend ce que nous énonçons, entre les lignes. Quelques photos témoins, un tour des propriétaires, je jette un coup d’œil furtif à la bibliothèque.
Nous sortons heureux vers dimanche midi plus tard que prévu. Emus de l’écriture qu’il fabrique tandis qu’il parle, tandis qu’il organise sa vision, tandis qu’il frôle le chaos qui nous enroule, nous enrobe, sans peur, ni dédain. Nous l’attendons sur d’autres rives, Bruxelles et la poésie.