Par Lord Edwin Byron
Être lecteur, c’est aussi être en mesure d’affronter sa propre liberté, s’en affranchir et surtout s’imposer le grand écart sans pourtant cesser d’habiter le présent… Quoi de plus vivifiant que de proposer une autre tonalité à un vers ou imposer une autre grille d’accord à un thème traité dans une nouvelle ou un roman. Plus encore, les passionnés des livres vont jusqu’à s’assigner la dure tâche de re-harmoniser le fond et la forme pour recréer une oeuvre. De ces petites habitudes découlent tellement de choses que le lecteur parvient, certaines fois, à rassembler et passer au peigne fin les instants d’amertume, de générosité, d’ivresse et/ou de folie éparpillés dans des centaines de pages. Le lecteur qui se voit contraint assez souvent de se trouver une place dans les tableaux qui sont dépeints dans les livres, est un univers où la force, la peur et l’angoisse prennent forme pour conjurer les vicissitudes d’un présent qui ne manquera surtout pas de lui échapper.
Le lecteur n’est en quelques sortes pas celui qui néglige les petits détails de sa réalité. Il est donc d’une impertinente curiosité. Toujours en quête de signifiance. Et par ces temps alarmants marqués par la propagation du coronavirus et le confinement en Haïti, un lecteur, Grégory Alexandre, écrivain et homme de lettres, est invité à partager avec les lecteurs.rices de Sibelle Haïti, sa sensibilité, son regard sur notre présent et sa façon de vivre le confinement.
Sibelle Haïti: Le confinement, c’est devenu un leitmotiv. Chacun tente de le redéfinir ou de l’apprécier selon son niveau de vie. Selon toi, lecteur-poète, qu’est-ce qu’il n’est pas en réalité?
Grégory Alexandre: Depuis trente cinq ans, je vis dans le confinement. Et cela, s’est amplifié depuis ces trois dernières années, parce que tous les matins on doit emprunter le bicentenaire pour se rendre en ville. Confiné parce qu’il est impossible d’arpenter les rues de la ville, le soir. Parce que nous sommes un pays générateur de grandes inégalités sociales, avec tous les manques, toutes les absences que cela implique, pour une catégorie sociale déterminée. La majorité dont j’en fais partie a toujours vécu dans le confinement quand ce n’est pas l’isolement. Maintenant que c’est devenu national et international, on commence à soupeser le gros mensonge dans lequel nous autres, des quartiers populaires, ayons embourbé, depuis des lustres. C’est tragique de savoir que la mort te guette au moindre déplacement, à chaque carrefour. Et qu’à l’intérieur tu es en manque de tout : d’électricité, de nourriture, d’eau, d’amour… le système capitaliste avec le confinement s’est révélé, de part son ingéniosité à ne créer que de faux-semblants. Des feux-follets.
Tu imagines que les grands pays comme les petits ne s’inquiètent davantage sur l’effondrement de l’économie beaucoup plus que l’effondrement de l’être humain. Personne ne s’est inquiété de la nouvelle réalité d’après la pandémie, les cas exponentiels de folie, d’angoisse existentielle auxquels nous sommes éventuellement exposés, les cellules familiales qui seront, certes, disloquées après. Mais on s’inquiète pour les élections, pour l’économie. Cette peur que les medias nous transmettent quotidiennement par le dénombrement faramineux des cadavres. Le cerveau humain n’est pas fait pour vivre cette suite d’événements en même temps. Après le ‘’lòk’’, la peur de se faire enlever contre rançon, et maintenant, le confinement.
Notre génération en un laps de temps est en train de vivre pleinement le personnage prémonitoire des dix hommes Noirs du poète Etzer Vilaire. Chaque homme de cette histoire représente une génération et la notre s’approche de l’accomplissement, de l’aboutissement du personnage Franck. Si on en fait le décompte qu’une génération dure vingt-cinq ans, de 1804 à 2020 il suffit de faire le calcul pour voir ce qui nous attend.
S.H: Des vers qui te viennent à l’esprit quand tu te sens abbattu. Quel régime sentimental soulignes-tu dans ces fragments? A quel niveau le crois-tu mesurable à nos incertitudes par ces temps de grandes menaces.
G.A: Le vers est le luxe des heureux. Quand tu te sens abbattu, si c’est un vers qui te remonte à l’esprit, c’est que t’es encore là. Moi, quand je vis ces réalités, je suis hors de moi. Si je te dis que je n’ai aucun souvenir des trois mois lòk, tu ne vas pas me croire. Aussi simple, j’étais dépossédé de ma conscience. Je ne lis pas sous contrainte, ne pense pas non plus. D’habitude, je laisse couler en moi les réalités. Je me contente de vivre mon naufrage. Le confinement c’est pareil. Quand on constate que le peu qui nous restait est en train de s’écrouler. Les nouvelles sur le pillage de la Citadelle, de l’incendie de la chapelle Immaculée de Milot, de la mort de diverses personnalités que tu aimes, ce n’est vraiment pas le lieu pour un ou des vers.
Je n’entretiens aucun rapport superflu avec la littérature. Elle est mon lieu de conscience. Le miroir à partir duquel je sais que je suis encore en vie. Quand un vers me vient à l’esprit c’est que l’orage est passé, et que mon corps me revient petit à petit. Et là, un matin, sans le chercher, ces vers de Fernando Pessoa :
« Sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir,
Sentir la vie couler en moi comme un grand fleuve en son lit,
Et là-dehors un grand silence comme un dieu qui sommeille. »
Ou cette strophe de Louis Aragon :
« J’écris dans un pays dévasté par la peste
Qui semble un cauchemar attardé de Goya
Où les chiens n’ont d’espoir que la manne céleste
Et des squelettes blancs cultivent le soya. »
Par contre, je suis incapable de descendre dans ces gouffres sans la musique. Elle me sert d’accompagner pour sombrer. Je crois que la musique est la plus belle invention de l’esprit humain. Quoique je suis incapable d’aborder, de rentrer en quoique ce soit sans ce poème de Pessoa :
”Passe un papillon devant moi
Et pour la première fois dans l’univers je remarque
Que les papillons n’ont pas plus de couleur que de mouvement,
De même que les fleurs n’ont pas plus de parfum que de couleur
C’est la couleur qui a de la couleur sur les ailes du papillon,
Dans le mouvement du papillon c’est le mouvement qui se meut
C’est le parfum qui a du parfum dans le parfum de la fleur.
Le papillon, est, sans plus, papillon,
Et la fleur, fleur, sans plus. »
C’est un bijou sacré ce poème. Je l’ai copié sur le mur de ma chambre. A chaque fois que la maison est repeinte, la première chose que je trouve à faire est de recopier ce poème. Sur l’essence des choses. Apprendre à entrer dans les choses sans pensées ni artifices. Sentir la vibration de l’univers de par son essence. C’est extra ! Ben, quel régime sentimental, comme je te le dis ces vers me laissent encore l’impression que je suis encore vivant. Et que selon moi, ces vers nous font croire ou du moins me ramène la conscience que nous n’habitons pas le monde qu’il fallait.
S.H: Un roman que tu souhaites relire et partager avec des amis qui osent croire que la peur les a asservis, que leur liberté s’effrite. Pourquoi celui-ci?
G.A: Un roman ? Pfff, ce serait 1984 de George Orwell. Publié en 1949 je crois. C’est un roman qui parle d’une Angleterre ravagée après la guerre 50 et que les citoyens sont surveillés désormais par Big brother. Ce personnage qui symbolise le contrôle systématique de la liberté d’expression, de la pensée.
La Génération 5G, sans même en avoir conscience vit cette réalité. Où tout est contrôlé par un Big brother qui nous dit quoi penser, comment le penser et abdiquer toute pensée contraire. On commence à effectuer des recherches pour savoir si le covid 19 a été une invention artificielle des laboratoires de HuWan et si l’on découvre que c’est vrai, qu’est ce qui va se passer ?
S.H: Le besoin de lire en temps de crise, est-ce, selon toi, une thérapie ou une voie vers de possibles évasions?
G.A: Bon, la lecture est un mensonge de plus pour habiter le réel. Il est des gens qui, pour affronter les adversités ont besoin de lire. Moi, je ne peux pas lire avec l’idée de la mort derrière la porte.
S.H: Lecteur impénitent (si ça ne derange pas) et citoyen engagé, avec quel sentiment abordes-tu cette réalité désormais nôtre due à la pandémie : extrême pauvreté/confinement?
G.A: Lecteur impénitent ? quel titre ! je n’aime pas les titres, moi. je ne suis pas un lecteur moi, je sais lire tout simplement. Et je lis quand l’envie me prend. Pas besoin d’exposer mes lectures comme le font certains et d’autres jusqu’à ne lire que des pages de couverture pour se donner des faux airs. J’aborde cette réalité avec le même sentiment de constater l’incapacité de la force publique d’aller assister les gens de Martissant qui, depuis trois ans, vivent une situation chaotique avec les gangs lourdement armés. Une force publique incapable d’assurer la protection de ces citoyens et citoyennes. Sans une politique publique dans les secteurs qui sont vecteurs de développement durable. Si un pouvoir est incapable de ramasser des détritus dans les rues, a mis dix ans et plus pour ne pas construire le centre hospitalier le plus important du pays, n’a aucune politique publique en Santé, ce n’est pas avec la pandémie, qu’il deviendra intelligent. Faut croire que le virus ne rend pas intelligent. Même si tu entends que tout le monde doit rester dans son pays, cela ne rend pas nationaliste d’un coup, hein. Moi, je n’espère rien d’eux comme ils n’espèrent rien de nous non plus.
SiBelle Haïti: Quel est ton angle de vue face aux actions du gouvernement pour contrer la situation critique dans laquelle s’enlise le pays ainsi que la façon dont les mesures sont prises pour gérer la crise du Covid 19?
Grégory Alexandre : Bon, pour la dernière question, je te répondrai quand il y en aura un en Haïti.