Par Voltaire Jean
C’est à tort de penser qu’il faut se tourner d’abord vers Gesner Henri (le Roi Coupé), né le 10 janvier 1925, quand il s’agit d’évoquer le sexisme et la misogynie dans la musique populaire haïtienne. Beaucoup plus que lui, et surtout bien avant lui, certains ont donné ses lettres de noblesse à ce qui est devenu presqu’un genre dans la tradition grivoise du pays.
Que dire de Joe Trouillot, par exemple, le crooner, mort à 93 ans à Montréal en 2015, pour qui « Tout fanm se lougarou », des Shleu Schleu « Gran mèt la kreye latè li repoze l, li kreye zannimo li repoze l, li vin kreye fanm kèk jou aprè, depi lè sa a tout repo enposib », repris par le groupe Jus Kann, tous les vendredis soir, à Presse Café, à Pétion-ville, ou encore du prestigieux Caribbean Sextet de Toto Laraque et Boulot Valcourt, avec « Chat Fifi a ».
On pourrait citer aussi, dans le même registre, l’une des plus célèbres de nos chansons traditionnelles : Ti fi ki pa konn lave pase chita kay manman w.
Il ne faut donc pas se voiler la face : l’objectification des femmes est un thème récurrent dans les chansons populaires haïtiennes. Peu de groupes, peu de chanteurs, talentueux ou pas, connus ou moins connus, issus des milieux populaires ou des couches aisées, noirs ou mulâtres, n’ont pas surfé, à travers des représentations stéréotypées et sexistes, sur l’image de la femme infidèle, incapable d’aimer, de Ti fi rizèz, Ti fi penbèch, de la femme soumise ou insolente, de la femme frivole, insatiable et parfois cruelle en amour.
Ce sont là des artefacts inscrits dans le cadre d’une « misogynie structurelle », pour reprendre les propos de l’historienne de l’art, Griselda Pollock, où la femme, qu’elle se nomme Angélique (avec Tropicana), Carole (avec Althiéri Dorival) ou Madan Masèl (avec Coupé Cloué) trouve une place qui est toujours celle de l’autre, d’un négatif en opposition auquel un positif se construit.
En ce sens, ce qui fait la singularité et la force du Roi Coupé, mort le 29 janvier 1998, et peut-être aussi sa faiblesse d’un point de vue féministe, ce n’est pas tant les sujets qu’il traite que la manière de les traiter. La façon originale de raconter, la manière d’occuper l’espace scénique, lors de ses soirées (chez Coupé Cloué, l’attitude renforce souvent le discours, comme dans le Rap), le recours systématique aux figures de rhétorique (comparaison, métaphore filée, allégorie, allusion) où les jeux de mots sont concrétisés visuellement à partir des images tirées du vécu populaire, comme dans Saint-Antoine ou dans « M ap di », font de grand nombre de chansons de Gesner Henri de véritables classiques.
Qu’y a-t-il aujourd’hui, dans la chanson populaire urbaine haïtienne, qui donne encore à l’humour et au trivial leur force poétique, leur liberté d’allure et leur portée subversive ? Pas Sweet Micky qui s’est finalement fourvoyé dans la politique. Pas la bande à Coupé Cloué junior non plus, ils n’ont pas le charisme du maitre du Konpa manba. Encore moins les jeunes du rabòday qui n’y pensent même pas.
Ce qui fait que vingt-deux ans après sa disparition, Coupé Cloué, aimé ou haï, loué ou vilipendé, demeure la référence ultime, le maître incontesté d’un genre à travers lequel la créativité populaire s’est toujours exprimée en accord avec les valeurs et les mœurs de la société de son temps. Coupé Cloué, le Roi ? Oui, pour longtemps encore et peut-être même, pour toujours !