Par Coutechève Lavoie Aupont
Comment résister quand la vie ne tient qu’à une épingle ? Un motherboard est-elle la réponse ? Le pelage aide-t-il à recoudre le tissus social ? Se regarder dans des miroirs recyclés ou taillés dans toutes les formes géométriques connues sert-il à voir la douleur enfuir en soi ? À s’extirper de sa malchance ? À voir l’avenir d’un œil serein ou apaiser ?
A la maison Dufort, du 28 janvier au 25 février 2021, a eu lieu l’un des événements artistiques majeurs de ce début d’année. Il fallait au moins une fois aller voir « RÈL »: l’exposition réalisée par le Centre d’art en partenariat avec Haïti, Le printemps de l’art contemporain. Sur l’ingénieux commissariat de Pascale Théard, les Jeudis de l’art contemporain ont donné voix à ces créateurs infatigables et habités du Bel-Air. Exposés aux côtés des artistes de renom comme Guyodo, Celeur, Pasko et Killy, les artistes ont eu l’occasion de parler de ces différentes techniques de travail. Ils ont aussi retracé leurs parcours d’artisans ou apprentis d’avant qui, par la force des expériences et de recherches, sont devenus des artistes accomplis. Le vodou étant le socle d’inspiration de la majorité de ces créateurs. Les œuvres racontent les aléas de la vie populaire. Ses mystères. Ses fleurs et ses épines. Elles expliquent les drames familiaux. Ouvrent des portes. Permettent espérances mystiques ou personnelles. Les techniques autant que les créations sont marquées par les stigmates du quotient de ces quartiers instrumentalisés. Ces filles cassées, ces fils abattus à un coin de rue ou disparus, en un claquement de doigts, y trouvent hommage. Ceux qui n’empêchent pas d’entrevoir l’espoir dans ce discours. Ceux qui n’empêchent pas le rêve. Bel-air rêve de lumières. De vies belles et de fêtes.
Il fallait voir « Rèl » pour comprendre le sens et l’importance de la création artistique dans la vie au Bel-Air. En ce qui concerne les artistes, créer va plus loin qu’un acte fortuit et narcissique. Créer dit long. Plus long que la vie elle-même. Pour eux, c’est respirer. C’est résistance. Survivance. Divination ou projection de l’avenir. C’est modeler le temps et entrevoir le divin qui sommeille en chacun de nous. C’est un cri pour repeindre les monstres de la vie par les cornes et fêter le retour du soleil. Ils entendent aussi par créer: Retisser la vie au milieu de tout le chaos, des tracas et la cacophonie des détonations. C’est tout cela être artistes. Au Bel-Air. C’était cela « Rèl ».
Marcel Duchamp pense que » l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule, il peut dépasser le stade animal, parce que l’art est un débouché sur des régions où ne domine ni le temps, ni l’espace. » Bel-Air, où vivent ces hungans de l’art de la récupération, fait partis de ces espaces éternels où règne en mettre une force de création retentissante. Autodidactes pour la plupart, ils avouent avoir puisé dans leur enfance difficile et le passé-présent toujours incertain de ce grand bidonville de Port-au-Prince. Inspirés profondément par le vodou, les pièces exposées à la Maison Dufort témoignent d’un univers à la fois onirique et quotidiennement haché par l’incertitude, le manque et la peur au ventre. De la récupération au mixte média en passant par le perlage, les sculptures atypiques de Celeur, les couleurs vives et les lignes de force, toujours en perpétuelle germination de Pasko, on sent comme par un ultime élan de survie la rage de vivre et la force brute d’un d’art mûri et captivant. Autant que le mal prolifère et change de lieu autant que les artistes font promesse d’espoir et d’avenir. De la grand-rue, du Bel-Air à Pétion-ville en passant par les lumières, les mains calleuses à force de besognes, les ombres presque effacées l’art et la résistance trouvent le médium adéquat, le langage qui sait dompter la terreur et comme une fontaine de jouvence ouvre des portes créatrices insoupçonnées.
Il fallait entendre David Boyer, Dubréus Lhérisson, Johnny Cinéus, Marc Grégory Benjamin se confier en un après-midi à la Maison Dufort. Ils sont natifs de ce lieu devenu temple de la récupération ou enfer pour ceux qui n’ont pas le goût du risque. Bel-Air: Hounfò immense où artistes, jour et nuit, questionnent avec ces restes qui souvent encombrent la vie. Ces restes, dont dépendent beaucoup de bouches aujourd’hui, témoignent d’une volonté aveugle de vivre et d’espérance en de jours moins sombres, plus heureux.
Artistes citoyens, ils sont contraints de devoir apporter évasions ou réponses. Créer d’autres sens. Conscients du rôle que leur confère le statut d’artiste, ils s’engagent et réclament assistance à leurs voisins et les nombreux jeunes talents qui jonchent ce quartier. Rèl est une exposition-vente en soutien à ces créateurs obstinés qui revendiquent le droit inaliénable d’habiter ce territoire où pour eux tout a commencé, confie Monsieur Jean Mathiot, directeur exécutif du Centre d’art, partenaire des activités, profitant pour rappeler que depuis sa création le centre d’art s’est toujours engagé à accompagner les artistes.
Entre le quotidien difficile de ce quartier dit de non-droit, l’inspiration vodou et le sentiment aveugle que ces artistes portent au Bel-Air, la force de création et le symbolisme des œuvres témoignent d’une force plus noble que la peur. Plus lumineuse que la misère. Au Bel-Air l’espoir que veulent insuffler ces créateurs est de la plus haute humanité, et Allenby Augustin, chef d’orchestre des Jeudis de l’art contemporain, jure que rien de tout cela ne doit échapper au monde entier.