Par Patrick Pélissier*
Docteur en Droit
A l’occasion de la commémoration des 30 ans de l’effondrement du Mur de Berlin le 9 novembre dernier, la Chancelière allemande, Angela Merkel a déclaré dans la chapelle de la Réconciliation que « Le Mur de Berlin appartient à l’Histoire et nous enseigne qu’aucun mur qui exclut les gens et restreint la liberté n’est assez haut ou long qu’il ne puisse être franchi ».
Le Mur de Berlin est un monstre matériel de la Guerre froide qui symbolise le clivage idéologique et politique de ce qu’on a appelé le rideau de fer qui a divisé l’Europe pendant 40 ans. Il nous rappelle que le socialisme, tel qu’il a été appliqué à l’Est de l’Allemagne en tant que zone d’occupation soviétique après la Seconde Guerre mondiale, a été imposé. De ce fait, ce mur double de 3, 6 mètres de haut avec des barbelés montés vers le ciel, est aussi un dispositif militaire impressionnant de 14. 000 soldats et de 600 chiens construit dans la nuit du 12 au 13 Août 1961 par la République Démocratique Allemande(RDA), dans le but de tenter de mettre fin à l’exode de ses habitants vers la République Fédérale d’Allemagne(RFA).
Sur l’angle de l’expression des droits humains, dans la partie Ouest de l’Allemagne qui est la zone d’occupation des alliés (Américains, Anglais et Français), l’application du plan Marshall a favorisé le développement d’un capitalisme progressiste permettant aux citoyens de jouir de leur liberté dans un système qui fonctionne et de retrouver leur dignité humaine ; contrairement à l’Est où le droit à un niveau de vie suffisant semblait difficile à se réaliser.
Sur l’angle du droit international pur, la délimitation géographique de l’Allemagne en deux Etats (RDA et RFA) par le mur érigé à partir de la ville de Berlin ne répond à aucun régime juridique, mais exprime plutôt une consécration de la force. Le mur est une borne négative d’exclusion au sein d’un même peuple qu’il ne faut pas confondre avec une frontière qui est une notion du droit international. Contrairement au mur, la frontière n’exclut pas l’autre, mais elle est régie par des conditions de passage sur la base d’accords bilatéraux ou multilatéraux.
Les murs ne sont pas toujours physiques, ils ont une dimension sociale, économique à travers une politique d’exclusion qui s’exprime aussi généralement sans aucune construction matérielle. Cette approche théorique du mur correspond à la dimension de la crise haïtienne et de celle que connaissent d’autres pays de la région tels que l’Equateur, la Bolivie et le Chili. Il est certain qu’il s’agit dans tous ces cas de crises des droits de l’Homme accentuées autour de deux questions : la répartition des ressources et la place de l’être humain dans les politiques publiques. Dans ces pays de la région y compris Haïti, les revendications émaillées de violence articulées à travers les manifestations populaires, dénoncent une répartition irrationnelle des ressources à travers un mur idéologique d’exclusion faisant penser matériellement au mur marocain érigé malgré l’avis consultatif de 1976 de la Cour Internationale de Justice pour séparer le Sahara utile du reste du désert dans les Maghreb.
Le mur social et économique qui fait objet de dénonciation dans la crise conjoncturelle haïtienne est communément appelé système et formé de deux compartiments à l’instar de celui de Berlin. Le premier c’est la dictature, abattue structurellement par les luttes d’une première génération d’hommes et de femmes, le second compartiment qui est les inégalités sociales appelées système restent encore debout. Ainsi, son changement n’est que synonyme d’accès de la plus grande couche de la population à des soins de santé de qualité, la justice, l’éducation, la sécurité, l’emploi, au logement décent. Le moyen pour arriver à cette fin est la lutte contre la corruption, l’impunité et les vieux privilèges institués en marge de la méritocratie.
Ce mur étanche et d’exclusion est identique dans plusieurs pays de la région où les revendications sont les mêmes en raison, entre autres, de leur parcours historique commun caractérisé par la colonisation et la dictature. En Haïti, il faut aller chercher les premières pierres de ce mur dans les fondements de la société où la problématique de la justice sociale a été posée dès la première crise nationale en 1806.
Au début de la seconde moitié du XXème siècle, J. Montalvo-Despaignes avait tiré la sonnette d’alarme sur l’existence d’un parallélisme juridique — droit formel et droit informel — qui a été constaté par d’autres penseurs longtemps avant lui. Derrière ce droit informel haïtien se dresse silencieusement les masses issues de l’exode rural et les paysans qui, entre autres, sur la base de la répartition des richesses et de l’organisation du pays, ne se retrouvent pas dans le droit formel d’origine napoléonienne qui leur a été imposé. C’est dans le même sens que Gérard Barthelemy a fait valoir qu’en Haïti il y a deux populations qui s’affrontent depuis deux siècles, celle qui avait des relations privilégiées avec les colons et celle qui voulait affronter le système esclavagiste en pratiquant le marronnage.
Ce système est aujourd’hui la dialyse des démarches politiciennes de part et d’autre ainsi que celle des dirigeants mais ne fait au demeurant, objet d’aucune alternative de réforme durable élaborée. Il laisse par conséquent les masses populaires dans une situation constante de légitime défense sociale exprimée par des violences occasionnelles en réaction à la violence silencieuse et constante qu’il engendre sur elles. Entre ces deux segments, violence silencieuse et contre-violence, les enjeux sont l’économie, la croissance, le développement humain, les conditions d’existence des familles et l’ensemble des droits de l’Homme. Il en résulte qu’Haïti est le pays de la Caraïbe ayant affiché le plus grand coefficient de Gini, c’est-à-dire la plus grande marche d’inégalité sociale.
Dans ces pays de la région où le même constat est fait, la fin du XIXème Siècle a été marquée par le déclin de la colonisation (à l’exception d’Haïti comme avant-gardiste) et la fin du XXème Siècle par la fin des dictatures. Le début de ce XXIème Siècle est consacré dans ces pays à la fin des systèmes d’exclusion sociale et économique, c’est la fin des murs entrainée par un processus naturel de maturité des peuples qui peut être lent ou retardé mais inévitable. A ce sujet, Nicolas Leroux a dit ceci : « le seul point positif relatif aux murs paraît être que même les plus majestueux d’entre eux, ceux qui semblaient fixer la séparation des peuples pour l’éternité, se sont bien souvent écroulés en quelques jours ».
Au fil du temps, les murs appartiennent de plus en plus à la dialectique ancienne repoussée progressivement par des politiques publiques d’inclusion vers la recherche du bonheur commun de tous les êtres humains sans discrimination, idéal de tous les peuples et de toutes les nations exprimé dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dont Haïti a fait partie de la commission de rédaction. Laquelle déclaration est dotée d’une valeur constitutionnelle depuis 1987.
La crise qui accompagne les revendications des droits sociaux du peuple haïtien représente l’unique opportunité historique pour cette génération de politiciens et de politiciennes (au pouvoir et dans l’opposition), de faire preuve du patriotisme qu’ils claironnent, par un geste d’amour, un effort conscient et un dépassement de soi pour Haïti et les plus jeunes générations.
* Directeur Exécutif Institut Haïtien des Droits de l’Homme
10-12-2019
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