Par Me Ikenson ÉDUME
La mondialisation et particulièrement l’émergence et l’expansion de la criminalité transnationale organisée placent tous les systèmes judiciaires face à de nouvelles difficultés quant à l’organisation des poursuites et répressions relatives aux crimes transnationaux. Les délinquants en col blanc sont mobiles et s’efforcent d’échapper à la détection, à l’arrestation et à la sanction du système judiciaire d’un État tiers en franchissant les frontières. Ce qui traduit une faiblesse généralisée de ces systèmes. Le système international de coopération en matière judiciaire devient donc une nécessité. Dans le rapport de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSA/CA) relatif à la gestion des fonds du programme PetroCaribe, on recense un certain nombre de questions concrètes que se posent le citoyen ordinaire pour la réalisation de ce procès ainsi que l’élite intellectuelle du pays dont l’auteur de ces lignes, votre humble serviteur, fait partie en sa qualité de magistrat spécialisé en droit des affaires.
Il est donc aisé de déduire de ce qui précède qu’une coopération judiciaire internationale est incontournable si l’on veut aboutir à la réalisation certaine d’un équitable procès sur l’affaire PetroCaribe, dans lequel les droits de la défense et des parties civiles seraient assurés ; cela en raison de manquements de tous ordres qui sont liés à la compétence pratique et à la spécialisation de nos magistrats. Il s’agit aussi des problèmes liés à la logistique, à la cotation et à la numérisation des pièces et enfin au caractère embryonnaire de l’existence du corpus juridique procédural local tenant à la criminalité financière économique, la criminalité informatique, la corruption ou le terrorisme. Il est donc obligatoire de mettre en place les bases juridiques nécessaires pour établir la coopération internationale, en l’occurrence la limite constatée du Code d’instruction criminelle qui est un handicap majeur pour la réalisation du procès.
À la lumière de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dont l’objet principal est précisément de faciliter la coopération internationale, sachant qu’on ne lutte pas contre un fléau international avec des lois nationales, nous suggérons à l’État haïtien d’évaluer sa capacité et sa volonté réelles face à l’histoire. Haïti est devenue la patrie de la corruption en lieu et place d’être la patrie de la liberté qu’elle a été auparavant.
Ainsi, les tribunaux locaux, les juges de tout rang, grade et qualité, les greffiers, le personnel judiciaire font face au dilemme d’un procès pour lequel le pays tout entier demande des comptes et attend la réalisation. En l’état actuel des choses, le système judiciaire haïtien n’est pratiquement pas en mesure de pourvoir à l’organisation et à la réalisation du procès PetroCaribe si les dispositions législatives, logistiques et en matière de ressources humaines y afférentes ne sont pas prises à temps. D’un point de vue strictement scientifique, qui implique toute rupture de connivences, nous persistons et signons qu’en l’état actuel du fonctionnement du système judiciaire haïtien, le procès PetroCaribe ne peut avoir lieu faute de moyen humain, économique, logistique, technique et législatif. Pour preuve, on ne se rend pas compte du nombre de « sociétés écrans » qui ont été créées pour être utilisées lors des différents appels d’offres dans le cadre de l’attribution des marches relatifs aux fonds PetroCaribe.
Notre système judiciaire est tout simplement sous-armé pour l’identification de ce type de société impliqué dans ce procès. Car il nous faut une bonne mise en place sur le plan judiciaire avant tout. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) doit, en effet, être le fer de lance de la mise en œuvre du procès en tant qu’organe d’administration et de gestion du système judiciaire. Ce que l’on ne constate pas jusqu’à présent. Le CSPJ doit être un acteur clé dans la mise en œuvre du procès. Le levier de formation des personnels de justice (magistrats de toutes les instances, greffiers, huissiers) qui devrait être initié spécifiquement pour la faisabilité du procès sous l’autorité du CSPJ doit obligatoirement être mis à exécution afin d’éviter toute forme d’immixtion des politiques. À cela une offensive doit être menée en faveur de l’indépendance et de l’autonomie de la magistrature telle que définie dans la loi de 2007. La volonté politique ne suffirait pas pour rendre effectives les enquêtes initiées par les différentes institutions étatiques de la place. Selon plusieurs juristes, le dossier a été mal initié et frappé du même coup par une mauvaise application des règles de procédure qui, selon nous, se révèlent déjà inadaptées et désuètes.
Ce qui permit à Me Claudy Gassant d’évoquer la demande du renvoi de certains juges de la Cour des comptes pour avoir été eux-mêmes épinglés et du même coup font partie de la mauvaise gestion du fonds PetroCaribe à certains égards. (Réf: rubrique le Point de Télé métropole du mardi 11 juin 2019.) Or le dossier devrait être initié de prime à bord par l’ULCC selon lui. Tout compte fait, selon d’autres commentateurs, les deux rapports des commissions parlementaires doivent être révisés et méritent d’être encore plus approfondis. Le procès PetroCaribe doit être un procès d’État au-delà de toute attente populaire afin d’éviter qu’il devienne un dialogue de sourds.
En effet, l’instruction et le jugement des infractions économiques et financières sont en principe de la compétence des juridictions spécialisées à vocation nationale. Des juridictions spécialisées en matière économiques et financières ou pôles économiques et financiers devront, en conséquence, être créées par une loi spéciale. Le constat de ce vide législatif est patent, ce qui constitue un handicap majeur pour la réalisation du procès. Cela laisse à comprendre que la réalisation de ce procès ne peut avoir lieu dans les mois à venir, car il faudrait un temps acceptable pour la préparation des conditions de la tenue du procès tel qu’évoqué plus haut. Vu que les juridictions dont on parle seront chargées de lutter, en tout temps et en tout lieu, contre la criminalité économique organisée et la délinquance financière. Ainsi, reviendra-t-il à chaque tribunal de première instance, par le biais de son doyen, de désigner un ou plusieurs juges d’instruction et magistrats de siège chargés spécialement de l’instruction et du jugement de ces infractions. Le commissaire du gouvernement en fera de même, une fois saisi du dossier, le distribuera à un ou plusieurs magistrats du parquet chargés de l’enquête et de la poursuite de ces infractions. Ce qui constitue une forme ou encore mieux une preuve de garantie d’objectivité. Un procès de type PetroCaribe doit être bien pensé. La justice doit être la souveraine puissance.
Pour y parvenir, il est impérieux que les gouvernements préparent et déposent au Parlement des projets de loi sur la transparence de la vie publique et sur la délinquance économique et financière, le paquet législatif devrait contenir les textes ci-après listés:
1) Une loi spéciale créant le collège de l’instruction, qui devrait pouvoir remplacer le juge d’instruction unique dans le cadre de ce procès, afin d’éviter la catastrophe judiciaire probable qui pourrait arriver en raison d’une absence de juges ayant des compétences spécialisées pour le traitement de ces dossiers. Ladite loi aurait également pour avantage d’éviter de nouvelles erreurs judiciaires et mettrait fin à l’isolement du juge d’instruction sur le plan territorial, par exemple dans le cadre d’une commission rogatoire. Il faut reconnaître que cette expérience avait été initiée dans le système judiciaire sur la base d’un compromis administratif lors du traitement du dossier de Jean L. Dominique avec les magistrats Bernard Saint-Vil, Josia Agant. Et cela a été répétée dans le dossier de la disparition d’un nourrisson à l’Hopital Général avec les magistrats Claudy Gassant, Eddy Darang et Jocelyne Casimir. Cette théorie du précédent évoquée par certains juristes doit être matérialisée à travers un texte législatif pour la réalisation du procès PetroCaribe, d’où le rôle fondamental du Parlement dans l’ordonnancement juridique d’une société démocratique.
2) Une loi créant un tribunal collégial spécial à compétence nationale pour le jugement du procès PetroCaribe. Car vu la complexité du dossier, l’instruction et le jugement du dossier ne pourront pas être menés par un seul juge d’instruction et un magistrat de siège unique. Or le code d’instruction criminelle ne répond pas à ce type de grands défis de l’heure. De nouvelles règles d’organisation judiciaire et de procédure s’imposent pour en finir avec le décret de 1995 sur l’organisation judiciaire frappé d’obsolescence.
3) La création d’un pôle financier à tous les niveaux des cinq grandes juridictions des cours d’appel de la République. Cette nouvelle institution exigera le recrutement de nouveaux magistrats qu’il aura, bien évidemment, fallu former. D’où notre plaidoyer pour une Mmagistrature spécialisée depuis tantôt trois ans. (Voir le Plaidoyer pour une magistrature spécialisée du 9 octobre 2017 Journal dans Le National)
4) La création d’un parquet national financier (PNF) qui aura pour rôle de traquer la grande délinquance économique et financière. Son champ de compétence recouvrira les types d’infractions suivantes: la corruption, trafic d’influence, favoritisme, détournement de fonds publics, les atteintes aux finances publiques comme fraude fiscale aggravée, blanchiment, escroquerie à la Taxe sur le chiffre d’affaires (TCA) et les atteintes au bon fonctionnement de passations des marchés publics et des marchés financiers. Le parquet national financier sera naturellement implanté dans les cinq juridictions des cours d’appel. Mais ces nouvelles juridictions économiques et financières judiciaires seront constituées de magistrats spécialisés, chargés de traiter des affaires complexes et spéciales tant au niveau départemental qu’au niveau national. Ils s’appuieront au quotidien sur des assistants spécialisés, acteurs indispensables à la compréhension et au traitement optimal des procédures. Ainsi les fonctionnaires de greffe, formés à la numérisation et à la cotation, sont les garants de la régularité des procédures. Car ils accompagnent les magistrats dans la réalisation des actes (perquisitions, auditions, rapports…) et joueront un rôle fondamental dans le traitement des demandes d’entraide pénale internationale. Qu’il ne faut pas confondre avec les juridictions financières administratives comme la Cour supérieure des comptes.
5) Six mois au moins de formation pour les juges et parquetiers qui seront appelés à traiter le dossier PetroCaribe. Et après cette série de formation spécialisée et spécifique, ils seront définitivement attachés au pôle financier des cinq (5) juridictions des cours d’appel. Toutefois on reconnait qu’il existe un nombre insuffisant de magistrats ayant cette compétence spécialisée dans le système judiciaire. La justice doit être la principale souveraine puissance. Réaliser le procès PetroCaribe devient de plus en plus une œuvre à caractère abscons et se révèle inaccessible pour les magistrats non initiés au traitement des dossiers de crimes économiques et financiers.
Me Ikenson ÉDUME, prof de droit à l’UEH
Spécialiste en droit des affaires
edumeikenson@gmail.com