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Jonel Juste, le poète qui dépeint les astres et les désastres
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Jonel Juste, le poète qui dépeint les astres et les désastres

 

Par Lord Edwin Byron

 

Avec Jonel Juste, on est surtout loin d’une définition typique de la poésie. Le cas est précis. Ceux qui l’ont déjà découvert ne vont en aucun cas le contredire. Pour le poète, la poésie va plus loin que la sensibilité et l’imagination au degré premier de la création. Elle doit être jalonnée. La référence y est fondamentale. Jonel Juste, comme tous ceux qui revendiquent leur vraie part de vie, a aussi son espace à réinventer. Des limites à saper. Des formes à mettre à mal. Des astres et des désastres à dépeindre et à mettre en partage. Entretien avec Jonel Juste, auteur de « Solèy Solèy », « Carrefours de nuit ».

 

 

Quand avez-vous commencé à vous considérer poète ?

J’ai commencé à me considérer poète lorsque j’ai commencé à prendre goût à la poésie. Je dois avouer que je n’aimais pas tellement cette discipline quand j’étais à l’école. J’étais obligé de l’étudier, comme tout élève, pour passer des examens mais je n’y accordais pas grande importance. Je la trouvais mièvre et sans grand intérêt… jusqu’à que je tombe sur « Paroles » de Jacques Prévert à l’Institut français en Haïti (IFH). J’ai découvert alors une poésie fantasque, enjouée, gouailleuse, légère et profonde à la fois, drôle et grave en même temps, une poésie qui parfois ne se prenait pas trop au sérieux. « Paroles » a été ma porte d’entrée dans l’univers poétique et depuis j’ai enchainé avec d’autres ouvrages, j’ai fait la connaissance d’autres poètes, j’ai fini par attraper le virus de la poésie. L’autre bouquin qui m’a initié à l’art poétique était « Les Figures de Style » de Patrick Bacry. Ce livre m’a tout simplement montré les techniques de plusieurs grands écrivains, les tournures qu’ils utilisaient, comment ils manipulaient le langage et jonglaient avec les sons et les sens. J’ai eu envie de faire pareil et la poésie était mon terrain d’entrainement. J’étais lors en classe de philo au lycée Louis Joseph Janvier de Carrefour.
Pour en revenir à la question, je crois que ma passion pour la poésie est ce qui fait de moi un poète. On peut dire qu’il ne suffit pas d’aimer la poésie pour être poète, mais moi je dis que si. Voyez-vous, point besoin d’être musicien pour apprécier la musique. Cela va tout seul. La musique entre par vos oreilles, elle se dirige vers votre cerveau, vous kiffez la vibe comme on dit. La vibe se répand dans vos membres et vous tapez des pieds, vous secouez la tête, vous dansez. Mais pour la poésie, c’est plus compliqué. Il y a certes une musique poétique mais elle s’apprécie différemment. Il faut se concentrer, il faut prendre son temps pour lire, pour déchiffrer, se délecter de chaque vers, boire chaque goutte de ce vin littéraire. Bref, il faut aimer la poésie pour juste en lire et l’apprécier à sa juste valeur. Et pour moi, qui aime la poésie est déjà poète. Bien entendu, tous les amants de la chose poétique n’en produisent pas, ne publient pas. Certains sont des lecteurs, d’autres des critiques et enfin il existe les écrivains. Je suis au moins deux des trois, donc.

 

 

Dans vos écrits, l’amour tient manifestement une grande place. Qu’est ce qui explique une telle passion?

La passion de l’écriture sûrement. À mon avis, il n’existe pas de poésie sans passion, que ce soit une passion pour quelqu’un de particulier, pour une cause, un pays ou pour la poésie elle-même. À l’origine, passion veut dire souffrance et j’ai découvert qu’à la base de tout grand poème il y a une forme de souffrance que ce soit à cause de quelqu’un, d’une cause, d’un pays ou de la poésie elle-même. Dans mon premier recueil “Carrefour de Nuit”, il y a divers poèmes d’amour, que ce soit pour un être aimé, pour mon pays ou la poésie elle-même. Idem pour “Solèy, Solèy”, mon recueil en créole.

 

Selon vous, la poésie a-t-elle un rôle à jouer dans notre société? Où en êtes-vous par rapport aux recueils que vous avez publiés ?

La poésie a toujours tenu un rôle spécial dans toute société, même dans une société comme celle des Etats-Unis ou je vis depuis quelque temps. J’ai toujours pensé qu’au pays du pragmatisme, du matérialisme-roi, la poésie et le rêve n’avaient pas leur place. Pendant longtemps, j’avais hésité à me dire poète aux USA par crainte de me faire ridiculiser (en tout c’est ce que je croyais). Je préférais me dire écrivain, journaliste, pour rester dans le vague. Mais j’ai fait quelques recherches et j’ai découvert que la poésie n’est pas si ridiculisée que cela dans la société américaine. Elle n’est certes pas aussi valorisée comme en Haïti ou en France, mais quand même. Il y a de bons poètes Américains et c’est le pays qui nous a donné Edgar Allan Poe, Langston Hughes, Charles Bukowski, James Baldwin, Maya Angelou, ou encore le Cercle des Poètes Disparus, ce film monument dont la poésie est l’actrice principale. Donc cela me dit que la poésie a sa place même dans une telle société aussi matérialiste, soit-elle. Pour ce qu’il s’agit d’Haïti, je dirais que notre société a besoin de poésie plus que jamais. Plus c’est dur, plus nous avons besoin de rêver, d’espérer, d’imaginer un lendemain meilleur. Je pense que l’art poétique peut aider en ce sens. J’aime entendre des histoires de jeunes gens qui disent que la poésie les a sauvés d’un bien piètre destin. Certains de ces jeunes ont grandi dans ce qu’on appelle les mauvais quartiers et ce qui leur a empêché de faire partie d’un gang, c’est un livre qu’on leur a mis entre les mains. Parfois ce livre était un recueil de poèmes de Phelps, de Castera, de Frankétienne. Ils ont découvert dans ces livres une beauté qui les a fait oublier pour un instant la laideur de leur environnement immédiat. J’étais l’un de ces jeunes et l’accès aux livres et à la poésie a changé ma perspective et m’a ouvert de nouveaux horizons. J’avais même toute une bibliothèque à ma disposition, la Bibliothèque Justin Lhérisson où je faisais office de bibliothécaire et d’animateur culturel.
Tant que l’homme pourra lever les yeux vers le ciel et ramener son regard vers la terre, tant qu’il sera un être de parole, de rêve et d’espoir, la poésie aura sa place partout. Quant aux recueils que j’ai publiés, s’ils peuvent aider quelqu’un à rêver, à espérer, j’aurai déjà atteint mon but.

 

Vos écrits laissent voir en vous une belle promesse de la littérature haïtienne contemporaine. En quoi pensez-vous vous différencier de vos contemporains ?

Quand je compose un poème, je ne pense pas vraiment à la différence que je fais par rapport aux autres poètes. Je laisserai plutôt cette noble tâche aux critiques littéraires. Mais si je devais quand même établir une différence, je dirais qu’elle vient de mon parcours, des endroits où je puise mon inspiration, de mon expérience qui est unique comme l’est l’expérience de chaque individu sur cette planète. Si je parviens à intégrer cette unicité dans mon univers poétique, ma différence devrait être là. Bien sûr j’aimerais bien apporter du jamais lu, jamais vu, jamais entendu à la poésie contemporaine, mais tout ce que je peux apporter ce n’est que moi, mes astres et mes désastres, mes mots à odeur de terre après une pluie d’été.

 

Comme tous les poètes, vous avez votre langage et votre géographie intime, pouvez-vous nous en parler ?

Pour moi, la poésie est l’essence des choses. J’en tire la substantifique moelle, comme on dit. Parfois je n’ai pas le temps de lire un roman mais je lis un recueil de poésie rapidement. Actuellement je relis “Les Voleurs de Beauté” de Pascal Bruckner, qui est un très beau roman. Je lis aussi un ouvrage en anglais intitulé “Work Mate Marry Love: How Machines Shape Our Human Destiny”, un livre qui décrit comment la technologie ont transformé même nos relations les plus intimes. Ce sont des bouquins très intéressants, mais lorsque j’attends dans une file au supermarché, quand je suis dans le bus, c’est plus facile pour moi de lire un poème de Davertige. Je peux finir plusieurs recueils de poèmes avant d’achever un roman ou un ouvrage scientifique. Il m’est aussi plus facile d’entendre la voix de Lobo dans mon casque alors que je marche pour rentrer chez moi. La poésie dit l’essentiel. C’est ce sens, ce langage de l’essentiel que je veux cultiver dans ma poésie.

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