Par Liz Naïka Sajuste
Le Centre PEN-Haïti a donné la parole à plusieurs de ses (anciennes) boursières et résidentes qui ont décidé de raconter comment elles ont vécu la fameuse date du 24 avril 2023.
Lisons le texte de Liz Naïka Sajuste.
Le ciel du 24 avril…
J’aimais beaucoup contempler le ciel, au-dessus de mon quartier au Canapé-vert. Le seul endroit, beaucoup trop haut pour être comblé de béton. Ce lundi du 24 avril, une fumée épaisse, rejoignait lentement le bleu limpide du firmament. Ce n’était pas inhabituel que Port-au-Prince se réveillait, hagarde et hébétée au travers de pneus brûlés en signe de contestation et par les mitraillettes venant sortir de leur lit douillet de paisibles gens. Pourtant, je n’ai jamais entendu ces pneus crier de détresse.
Autour de ce boucan, la fumée telle des branches se hissait au-dessus des têtes de milliers d’âmes qui habitent ce quartier. Sur le pas de la porte, j’ai vu des enfants, des adolescents et des adultes observer en direction du poste de police.
Je pouvais à peine respirer. Sur mes genoux, je réconfortais mon petit cousin qui pleurait et criait sans rien comprendre. Mon oncle, le visage blême nous rapportait les faits; quatorze bandits brûlés vifs. Personne ne l’a cru mais les messages que j’ai reçus un peu plus tard confirmaient ses dires.
Ensuite, il nous a raconté le projet de ces gens. Lourdement armés, ils étaient venus donner un coup de main à un chef de gang qui avait été installé quelque part, près de nous, la veille. Je ne savais pas si je devais me réjouir que des centaines de vies soient épargnées ou pleurer ces corps de malfrats calcinés qui étaient restés plusieurs heures sur les routes.
Pour ne pas choisir, j’avais préféré me réfugier dans mon travail, tout en sachant que ça ne s’arrêterait pas de sitôt. Cette guerre contre ces malfrats n’aura pas cessé et elle ne cessera pas. Tant que les larmes perlent encore les joues de ces femmes et enfants, de ces messieurs angoissés qui quittent leurs domiciles à l’aube ou en pleine nuit pour aller chercher refuge chez un proche ou une connaissance.
Quelques heures plus tard, pris de panique ma famille et moi avons convenu de fuir notre demeure. Mais où aller ? La liste des quartiers non contrôlés par les gangs était courte et jamais je n’ai songé à quitter Canapé-vert dans ses circonstances.
J’étais la première à partir, une petite valise contenant l’essentiel, dont mes livres. Je me séparais de ma mère, je lisais dans ces yeux les effets tragiques de mon départ. Elle était toutefois soulagée que le Centre PEN qui m’a octroyé une bourse d’écriture et où j’ai fait ma résidence il y a un mois, accepte bien de m’accueillir. Affligée, je longeais le long corridor qui me menait inévitablement devant le fait accompli : les corps calcinés et quelques bras, quelques jambes qui n’ont pas été complétement consumés par le feu.
Le trajet a été plus long qu’à l’habitude. Sur la route de Delmas, la vie quotidienne ne semble pas être perturbée par la tragédie de ce matin. Pourtant on partage le même ciel. Outrée de cette attitude, cette sérénité déconcertante que les gens avaient tous l’air de partager, je m’étais retrouvé à penser à ma famille et au quartier, en comptant les dizaines de maisons laissées vides derrière nous. À mon arrivé au Centre, la tragédie était marquée sur les visages de deux autres jeunes fille qui ont fui leurs maisons à Turgeau.
Ensemble nous ressassions les évènements, sans jamais songer à tous les détails. Les détails sont peut-être ce sentiment d’angoisse qui nous habite chacune différemment. Cela fait déjà plusieurs jours que nous sommes au Centre. Nous en profitons pour travailler, discuter et échanger sur d’autres sujets en espérant refermer nos plaies ouvertes par cette situation malheureuse.
Matin et soir, on réfléchit sur le sort de la population, il nous a fallu dormir de moins en moins pour en parler, nous libérer.
Aujourd’hui encore, je me réveille avec la foule dans la tête, l’odeur brûlée de ces bandits et l’attente d’une éventuelle attaque. Je ne regarderai plus le bleu du ciel, je garderai en souvenir la fumée épaisse qui annonça l’heure de la révolte.
Liz Naïka Sajuste, ancienne résidente et boursière du Centre PEN-Haïti, étudiante à la Faculté d’Ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti