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D’autres pistes pour comprendre l’espace politique haïtien
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D’autres pistes pour comprendre l’espace politique haïtien

 

Par Lord Edwin BYRON

 

« Il est bon de rappeler que Petro Caribe, depuis sa réception en Haïti, a toujours été utilisé comme prétexte dans toutes les batailles politiques. Le gouvernement de madame Michèle D. Pierre-Louis est le premier à en avoir fait les frais. Elle a dû se battre deux ans après son éviction du pouvoir, pour réussir à se laver des accusations dont elle était l’objet. » (Page 68).

 

L’ouvrage de Wilson Laleau intitulé Haïti, Petro Caribe et ses déraisons (édition revue et augmentée), préfacé par Pierre Raymond Dumas, a une pertinence académique de facture considérable. Surtout pour ceux qui ont déjà lu « Le Savant et le Philosophe » de Max Weber (1959 par Julien Freud) ou qui s’intéressent tout simplement aux méandres de l’histoire des sociétés post-coloniales. Ils ne tarderont pas à admettre que les espaces politiques servent à quelque chose qui ne correspond pas toujours à une mission spécifique. Mais à des luttes incessantes qui vont jusqu’à récompenser ceux qui se sont investis durant la course électorale pour la victoire du parti. Cela finit la plupart des fois par tourner au vinaigre. Pour y pallier, les maitres à penser du pouvoir n’ont qu’une option : faire appel à des gens, citoyen.ne.s honnêtes, universitaires ou femmes/hommes expérimenté.e.s pour curer les souillures et garantir une certaine prévention à toutes sortes de dérives. Le deuxième cadrage sied bien dans notre démarche. C’est sans nul doute la raison de la désignation d’un économiste de la trempe de Wilson Laleau, un universitaire de belle eau, en tant que ministre du Commerce et de l’industrie et ministre de l’Economie et des Finances (Respectivement Avril 2013-Avril 2014, janvier 2015- mars 2016). Ce qui frappe au premier coup d’œil, dans ces mémoires sauvés de l’oubli et du silence, c’est le courage comme si l’époque avec ses langues baveuses n’avait que peu de prise sur l’honneur et le devoir de restitution d’un grand commis de l’Etat qui en a beaucoup vu et entendu. C’est ce besoin de tout revoir en une synthèse plus ou moins fidèle qui a nourri le livre de Wilson Laleau.

 

La mission

Par-delà le rôle d’impulsion et de mise en œuvre de projets et d’actions innovants qu’incarne le ministre, Wilson Laleau, son ouvrage nous pousse à une autre compréhension des affaires de l’Etat. L’exemple d’Haïti semble jusqu’ici ne prêter le flanc à aucune comparaison. Et comme la majorité de ceux qui ont été en charge d’une mission politique au rang de ministre, Wilson Laleau s’est heurté, lui aussi, à des turpitudes qui tiennent en berne certaines fois, les meilleures compétences académiques. Dont acte, mais on attend cependant des débats et des clés de lecture pour vulgariser un travail pareil.

 

« La loi organique du ministère de l’économie et des Finances lui donne la mission d’élaborer et mettre en œuvre la politique économique et financière de l’Etat. En matière de croissance et de développement économiques, ce ministère partage avec le ministère de la Planification le rôle stratégique de la coordination par la transversalité de leurs missions ». (Extrait : Page 174)

 

Sur un ton professoral et discursif qui ne semble mentir en probité intellectuelle, Wilson Laleau esquisse bien son parcours, celui de l’homme politique en action et de l’académiste prudent qu’il entend représenter sans nul doute. Ses lecteurs ne mettront, en ce sens, pas de temps à comprendre que le poste ministériel va plus loin qu’un emploi. Mais une mission précise, dont le schéma est inscrit dans la feuille de route où sont classées les meilleures promesses de campagne du président qui allait faire face avec son équipe à des difficultés infranchissables sur les plans budgétaire, parlementaire et sociétal. Au point que certains y voient une économie « capturée », aux mains de quelques familles ou groupes économiques. En effet, la réussite d’un plan d’action, d’un programme politique portant sur le commerce, l’éducation, l’agriculture (ou autres), ne dépend que peu des compétences ou du dynamisme d’un ministre Wilson Laleau le souligne ainsi : « …prendre un poste de ministre en Haïti, surtout quand on a l’ambition de faire bouger les lignes, est une décision périlleuse, un acte de foi… » 

 

«Dans la foulée, les choses ont évolué, d’autres postes m’ont été offerts, et mon nom était même sur une courte liste pour être Premier ministre. La pression était forte, au moment de la constitution du gouvernement Conille, pour que je prenne le poste de ministre de l’Education nationale et de la Formation professionnelle.» (Extrait: Page 147)

 

D’entrée de jeu, le choix de Wilson Laleau de parler du fonds Petro Caribe vient, selon lui, non pas d’une quelconque urgence de s’affranchir des accusations le mettant aux prises avec un peuple qui cherche à tout prix à identifier ceux qui brouillent son avenir, comme il ne manquait pas de faire dans les medias, mais du devoir impérieux de soumettre son expérience et sa vision de la chose publique à l’intelligence et au sens critique des fils et des filles d’Haïti qui ne veulent plus confondre leurs raisons de croire en un lendemain meilleur. Avec un luxe de détails, il pointe du doigt les maladresses et l’irresponsabilité de certains acteurs politiques qui ne font que maintenir le système politique actuel sur les engrenages de la confusion et de l’anarchie. Il nous fait part de son expérience dans l’administration publique, une expérience mouvementée qui lui a permis de comprendre à quel point les affaires politiques sont structurées autour de l’économie de prédation et de soupeser la nonchalance et l’indifférence qui sont devenus depuis des décennies l’apanage de certains acteurs de la multicrise haïtienne d’aujourd’hui.

 

Sur les 5 chapitres qui composent l’ouvrage, il structure son propos en deux parties. Une première qui devrait permettre au lecteur de comprendre les dynamiques internes dans la façon dont a été utilisé le fonds Petro Caribe et toutes les grognes qu’il a provoquées au sein de la société. Une deuxième partie rapportant son expérience éprouvante en tant que « membre du gouvernement ainsi que ses tentatives pour redonner sa place à l’économie dans les politiques publiques ».

 

Le parcours de Wilson Laleau n’est pas à prendre avec légèreté. Sa désignation au poste de ministre du Commerce et de l’Industrie en 2011 lui a permis de peser au trébuchet l’importance que le gouvernement accorde à chacun des ministère. Dans ce cas précis, il allait comprendre que le MCI était parmi les plus négligés. Surtout quand on constatait la situation au lendemain du 12 janvier. C’était donc une boîte insignifiante en dépit de la grande mission qui lui est assignée en tant qu’organe incontournable dans les grandes décisions portant sur la croissance et le développement économiques. Considéré sur les réseaux sociaux comme un « citoyen illégitime, déqualifié de son statut de membre du corps social », il s’est aussi heurté aux accusations de certains représentants du gouvernement dans le système judiciaire. Et pour comble, il se voyait frappé d’interdiction de départ dans le cadre de l’affaire du Conseil d’Administration de l’Autorité Portuaire Nationale. A faire la comparaison entre le professeur et l’homme politique, d’aucuns restent convaincus que Wilson Laleau, âme patiente et stoïque, pourrait se targuer d’avoir pu, malgré toutes les attaques auxquelles il était en proie, aborder un sujet aussi délicat avec quiétude et sans complaisance. N’est-il pas le premier à se soucier d’un si grand éclairage sur cette question ?

 

 

Où est passé l’argent de Petro Caribe ? 

Voilà la fameuse question à laquelle aucune réponse convaincante n’a été donnée jusqu’ici. Wilson Laleau se met à la hauteur d’une témérité sans demi-mesure. On comprend vite son souci de ne pas être indélicat dans un procès aussi pesant. Choisir de préciser les raisons d’un tel gâchis n’est pas oiseux, surtout de la part de quelqu’un qui jure à tout prix de ne prendre aucun parti pour les tenants de ce gâchis. Le ministre tente de tout tirer au clair. Ils sont au nombre de 409, les projets inscrits dans le circuit des dépenses liées à ce fonds d’après les « données officielles » relatées dans le livre. Il s’agit d’une mauvaise appréhension dans la façon dont a été utilisé ce fonds. Ce qu’on associerait plutôt à une étroitesse de vision politique de la part des gouvernements qui se sont succédé depuis la signature de Petro Caribe. Ils n’ont pas pu, selon l’auteur, identifier au préalable leurs priorités parmi une multitude de besoins. Etait-ce prioritaire de payer les subventions de l’Etat pour les dettes de l’EDH au prix de 612 millions de dollars/ 25% de l’ensemble du fonds Petro Caribe ? On est ici en face de la plus grande fuite de ressources de cet argent dédié au développement social.

 

«Nous avons montré plus haut que les ressources ont été distribuées sur un trop grand nombre de projets de petite taille pour essayer de satisfaire tout le monde à court terme au lieu d’engager quelques projets d’envergure qui auraient catalysé les investissements privés et servi de base à la relance durable de l’économie.» (Extrait : Page 104)

 

Soulevant de nombreux sujets et problèmes structurels comme la gestion des finances publiques, le poids néfaste des subventions énergétiques et pétrolières, le Compte Unique du Trésor (CUT), la séparation des fonctions d’ordonnateur et de comptable, la mise en œuvre des politiques ou la chaîne de decision administrative et politique, il en profite pour évoquer les réformes initiées depuis 2005 et accélérées sous la présidence de Michel Joseph Martelly. Malgré toutes les passions et controverses, il tient du coup à inviter tout un chacun à « regarder dans le miroir de ses errements. Assumer de relever le défi de faire la politique autrement. Sortir des enfantillages politiciens…pour affronter les problèmes de la société avec gravite et responsabilité » Comme tous ceux qui dénoncent la dilapidation du fonds Petro Caribe, Wilson Laleau affirme haut et fort que les ressources exceptionnelles dudit fonds n’ont pas été utilisées de manière optimale et suivant un schéma défini par le gouvernement.  «La vérité, c’est que les pressions politiques et les urgences ont eu raison du Plan stratégique de développement d’Haïti (PSDH, 2012) élaboré par le ministère de la Planification et validé par tous les acteurs sociaux ».

 

Wilson Laleau, ancien titulaire du ministère de l’Économie et des Finances et du ministère du Commerce et de l’Industrie s’en prend, dans cette seconde édition augmentée d’un « Petit récit pour comprendre l’histoire » (P. 253-273), à la velléité des acteurs qui instrumentalisent l’Etat. A grand renfort de faits et de chiffres vérifiables, il propose, contre tout et envers tout, la nécessité de se défaire de l’incurie politique en vue de poser les vrais problèmes auxquels se heurte la société et de trouver des solutions convenables. En ce sens, tant de défis sont à relever: du renforcement des institutions judiciaires à l’identification des axes prioritaires dans le processus de développement auquel tout un chacun se devrait d’adhérer. D’une densité thématique impressionnante, ce livre, en raison de sa portée didactique, met plein feu sur l’administration publique, particulièrement sur les mécanismes de contrôle des dépenses publiques et de financement de projets. Avec bien des pistes sur la gestion du « Traité de sécurité énergétique » signé avec le Venezuela sous le fameux intitulé de Petro Caribe.

 

Il faut aller plus loin. Il y a plus. On entend beaucoup parler d’économie, mise en avant comme un sujet facile. Mais on oublie quels sont les maux du chômage ou de l’exclusion financière – et ils existent – que lon souhaite traiter en réformant.

 

L’intérêt de cet ouvrage d’économie publique – car c’en est un, et non des moindres – c’est qu’il absorbe un certain nombre de problématiques avec un sérieux fondé sur des chiffres et des réflexions argumentées. La somme des problèmes soulevés (la création d’entreprises capables de résister aux assauts de la concurrence déloyale étrangère, notamment dominicaine, la lutte contre les monopoles et les rentes, la contrebande, le développement des filières de production, les difficultés de la coordination sectorielle, Etc.) nous montre la voie à suivre. Les ouvrages en la matière n’abondent pas en Haïti.

 

Je pense que cette contribution à l’économie haïtienne post-duvalier est très positive à plusieurs égards. C’est tout le défi haïtien pour les décennies à venir.

 

Haïti, Petro Caribe et ses déraisons –Manifeste pour une éthique de responsabilité (Deuxième édition)- Janvier 2021- C3 Editions

Préface : Pierre Raymond Dumas

Postface: Louis-Naud Pierre

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