Par Guilloux Chedlet
Vers une radiographie des quartiers sensibles en Haïti
Il y a de cela un an, l’artiste D-fi a sorti son tout premier album rap intitulé « Kwonik yon getoyout ». Ce disque de 12 morceaux non diffusés malheureusement par les médias traditionnels, suit son petit bonhomme de chemin et fait son succès dans l’espace universitaire, dans les quartiers populaires de Port-au-Prince et dans les villes de provinces.
La chronique est définie comme étant un regroupement de faits historiques, un récit qui met en scène des personnages réels ou fictifs tout en évoquant des faits sociaux et respectant l’ordre du déroulement. Elle peut être aussi un ensemble d’émissions de radio ou de télévision produites régulièrement et qui sont consacrées à des informations, des commentaires sur un sujet précis. Kwonik yon getoyout tient beaucoup plus à la première définition qu’à la deuxième, selon les propos de l’artiste. Le disque raconte des histoires réelles avec des personnages réels sur ce qui se passe dans les ghettos d’Haïti communément appelés « quartiers populaires ». Depuis le premier texte jusqu’à la dernière chanson de l’album, la réalité des gens du ghetto est peint avec une précision telle que rien n’échappe vraiment à l’artiste. Un ghettoyouth est un jeune issu d’un quartier défavorisé, marginalisé.
Le concept ghetto, lui-même, renvoie, selon la réalité française, aux « quartiers sensibles » qui se définit comme un espace géographique qui est le réceptacle de tous les maux de la société. Ils symbolisent la concentration des phénomènes de l’exclusion et l’archétype du mal vivre des gens des communautés : théâtre des scènes de violences et cristallisation de l’insécurité. Le ghetto est un terme vénitien désignant le quartier juif de Venise marginalisées dans les années 1500. Mais au 20e siècle, plus précisément aux Etats-Unis, la notion de ghetto est devenue, par extension, synonyme de zone de concentration de l’exclusion, dans laquelle vit une population ethniquement homogène, fonctionnant comme une micro-société et publiquement discrédité (Wacquant, 2006). Alors, parler de ghetto impliquerait quatre éléments : stigmatisation, contrainte, confinement spatial, et duplication institutionnelle. (Cyprien Avenel, 2002 : 30).
En Haïti, nos ghettos sont les quartiers populaires qui constituent 75 % habités de la ville de Port-au-Prince.
Pour paraphraser Defi, Kwonik yon getoyout est le récit des faits historiques de 1991-2018 (année qui marque le coup d’Etat militaire des FADH contre le président légitimement élu de l’époque, Jean Bertrand Aristide, et année de naissance de l’artiste. L’album s’inscrit dans une logique spatio-temporelle, puisque ces faits, précise l’artiste, se déroulaient à Cité Castro, un ghetto situé dans les environs de Maïs-gâté, une zone de la commune de Tabarre.
Les douze morceaux de l’album s’enchainent et résument à la fois la vie de l’artiste et la vie de nombreux jeunes habitant les ghettos. Le premier texte « trèzan » marque un déclic dans la vie du jeune fils d’Esther. C’est l’âge où il a décidé de partir à l’aventure, décide de patrouiller dans les rues de son quartier en vue de comprendre pourquoi sa vie est triste et monotone. Cette quête à treize ans a permis à l’artiste de réaliser qu’il n’est pas le seul de son quartier à vouloir fuir cette vie où l’on tire sur les jeunes à hauteur de chiens. Treize ans, c’est l’âge premier de l’adolescence, l’âge pour un jeune garçon d’un quartier populaire de tomber aussi sous l’influence des autres jeunes de son quartier.
Dans ce texte, D-fi demande pardon à sa mère, puisque, treize ans plus tard, il est devenu une autre personne. Il est devenu rappeur, mais il est devenu cette âme sensible, ce fils très sage qui vient de s’excuser auprès de sa mère pour avoir outrepasser les valeurs morales inculquées par cette dernière et faire carrière dans le rap, loin de toutes formes de bureaucratie.
Les 12 morceaux de l’album sont comme des pièces d’un puzzle. Il y a une cohérence idéologique et politique en les écoutant l’un après l’autre. Le discours contestataire, revendicatif, sentimental de Kwonik yon getoyout témoigne d’une énonciation politique où le rappeur refuse les modèles dominants et fait de son rap une contre-culture. Le rap de D-fi est une prise de parole d’une jeunesse citadine, c’est un cri de guerre lancé aux jeunes des quartiers populaires pour leur dire de prendre leur destin en main. « ou pa jwenn modèl, tounen youn ou menm ; ou pa wè moun sa yo kap domi atè devan palè w, jou geto leve kanpe se jou malè w ; nou vin reklame jenès nou pandqan nèg yo gen tan lavni n ; konnen si lòd ki etabli yo enjis se dwa w pou w dezòd ( lòt bò baryè a track 8).
Une grande philosophie
Avec trois storyteller, (flè dizè, Jhony et bal mawon), l’artiste critique la prostitution formelle et informelle de nos filles et femmes, prend position aux cotés des mouvements universitaires qui dénoncent les mauvaises pratiques de gouvernance de l’État et exigent un minimum d’accompagnement au cours de leurs études. Ces trois chansons remettent en question l’ordre patriarcal et capitaliste qui fait de l’être féminin un objet sexuel, un sujet obscur qui se voit contraint de céder aux caprices et avances du mal-dominant, qui veut privatiser l’espace universitaire pour en faire le laboratoire qui expérimente les théories adaptées à la logique du marché international.
Il y a un fait remarquable qui attire notre attention dans cet album. Premièrement, de la manière de Rimbaud, « Je est un autre » pour D-fi. Le sujet empirique se détache du sujet artistique en vue de mieux saisir l’essence et le sens de sa subjectivité politique dans le monde réel. « Se moral Rhode ki sibi sak rive D-fi ». (regre m yo sa l. track 10). Deuxièmement, l’individualité est collective. Ce qui est individuel est en même temps collectif. L’individu est une personne indéterminée, un échantillon.
Les histoires chantées ou rappées par l’artiste sont à la fois des histoires individuelles-personnelles et collectives. Il n’écrit pas seulement pour lui mais aussi pour les autres. Sartre a dit que l’art c’est pour les autres. Et dans cette même logique, D-fi fait de sa musique un lieu de communication, ses textes racontent sa vie au-delà des solitudes. Son œuvre exprime sa pensée, et la vie des autres getoyout. Pour répéter après lui : les histoires de tous les getoyout se ressemblent, car ils vivent dans les mêmes conditions socio-économiques précaires et peuvent connaitre les mêmes destins.
Le rap de D-fi est un rap urbain
La ville est très présente dans ses chroniques : la prostitution, les manifestations des étudiants, la délinquance juvénile, presque toutes les scènes se déroulaient dans les zones urbaines de Port-au-Prince. Le ghetto est présenté à la fois comme un enfer, un lieu de turbulences, de terreurs (lòt bò baryè a gen vi, la se yon prizon) et à la fois comme une forteresse où il est hors de danger une fois pénétré dans son quartier où il a passé plus de 25 ans de sa vie. Pour lui, c’est l’unique endroit du pays qu’il connait comme le fond de sa poche. Et d’après lui, c’est un dilemme qui le place dans une situation difficile où il est pris entre l’encrage et la fuite par rapport à son ghetto « site Castro ».
Kwonik yon getoyout c’est du rap politique
C’est un rap qui charrie une parole politique. Les frustrations exprimées sont convergées vers une alternative politique qui nécessite aux jeunes appauvris de ce pays à alimenter des débats publics pouvant nous amener à réfléchir sur notre situation collective. Son rap parle des marginalisé-e-s, des minoré-e-s, des négligé-e-s qui sont en quête d’une identité et d’un mieux-être. L’artiste critique, dénonce et propose, ce qui fait de lui un MC. Ecrit en langue maternelle mais avec un niveau de poéticité formidable, c’est l’un des plus beaux albums de rap ayisyen aux côtés de : Goumen pou w sa w kwè de Barikad Crew, Mwatye moun mwatye bèt de Trajik, Memwa yon simido et Lakou loray de 35 Zile, Swiv nou de Maijk Clik, etc.
Un rappeur engagé
Membre du groupe rap « Powèt Revòlte », influencé par 35 Zile (son rappeur haïtien préféré), Tupac, J Coles, Nas, Kerry James, Lino … D-fi est très admiré par le public universitaire et les jeunes des quartiers populaires, comme : Site solèy, Gran ravin, Bèlè, Raboto, etc.
Avec 12 morceaux, l’artiste chante pour toutes les mamans du pays qui jouent à la marelle tragique autour des flammes de la vie, pour les madan-sara de Pont-sondé à la Croix des bossales qui essaient de joindre les deux bouts pour nourrir leurs familles, pour les princesses aux sexes fatigués qui restent debout sur les trottoir des rues des zones métropolitaines, pour tous les policiers tombés sous les balles assassines des scélérats, pour tous les universitaires expulsé-e-s arbitrairement de leurs universités pour avoir défendu la juste cause, pour tous les expulsé-e-s de ce pays, pour ces corps vivants qui servent de nourriture aux poissons dans les fonds des mers etc.
Aujourd’hui, à l’occasion du premier anniversaire de ce beau projet qui est le troisième album de D-fi, parce qu’il a déjà produit 2 mixtapes, qui sont « Rèv ak plim » et « Bal ou rim », je convie tous les jeunes du pays à réécouter Kwonik yon getoyout, à savourer ces douze morceaux et surtout à réfléchir et agir après les avoir écoutés ; car, c’est la mémoire vivante des ghettos en Haïti.
Delmas, 1 juin 2019