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La facture de l’œil dans la sculpture de Karim Bléus 
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La facture de l’œil dans la sculpture de Karim Bléus 

Par Max Robenson Vilaire Dortilus

L’œil est un élément important qui marque l’histoire des œuvres d’art depuis la préhistoire jusqu’à l’époque contemporaine, où nous sommes. Dans la sculpture de Karim Bléus, l’œil est non-focalisant pour celui qui le contemple, mais il représente – si l’on creuse bien – la base centrale exégétique de son œuvre. Autrement dit, cela facilite la construction et l’activation d’une analyse canonique axée sur la description et l’interprétation du regard des entités qu’il donne corps et vie. Hors du sens commun, l’œil, à travers ses œuvres, constitue en quelque sorte la clef de decriptage permettant de révéler l’identité et le ressenti de ses personnages. Pour inviter le large public à découvrir la sculpture de l’artiste, le centre culturel Jaden Samba annonce une exposition de ses œuvres dans son local, sis au numéro 31 Rue O, Port-au-Prince. Le vernissage de l’exposition ouvert au public est prévu le lundi 06 janvier 2020.

Le plasticien pratique une technique variée à partir d’utilisation artistique de matières et de matériaux divers qu’il manipule de ses dix doigts. Sa sculpture est une composition de relief sur ronde-bosse. Il applique aléatoirement – sans apprêt – des objets à des formes qu’il a préalablement créées pour trouver une sculpture nouvelle. Il s’agit en ce sens d’un calligramme artistique fabriqué à partir d’un jeu d’assemblage – parfois de collage – d’objets à deux et/ou à trois dimensions afin de conférer un caractère singulier, total et sensationnel à sa sculpture. Pour aboutir à cette démarche, il utilise des outils, tels que : ciseaux, scies, marteaux, burins, maillets, etc. Il travaille des figures le plus souvent en bois de chêne, de cèdre ou d’acajou, sur lesquelles il applique un ramassis d’objets récupérés comme le clous, le fer, le bronze, l’aluminium, le cuivre, etc.

Afin d’exploiter la transparence des couleurs et des tons et également pour favoriser de la souplesse, il ajoute à l’œuvre finie de la peinture à l’huile amplifiée de kérosène, puis il la pâlit par frottement pour trouver au final une allure vieille mais souple de couleur dans une teinte plutôt monochrome. Cette technique lui permet d’accéder à un coloris nouveau dans la création des couleurs qu’il institue à ses œuvres.

Sculpture de Karim Bléus

L’artiste fait également usage de la technique de cartogravure. Il recouvre la surface de sa sculpture de tâches de couleurs de cire pour sa conservation dans l’espace-temps. Il pratique de l’empiètement d’un objet à un autre lorsqu’il façonne ou prolonge une forme dans ou hors d’une autre. Il répète de manière nuancée des formes et des profondeurs d’une œuvre à une autre également. Parfois, il utilise la technique de mise en abyme ou d’alternance d’un même objet ou d’une même forme géométrique sur une même sculpture, en quête de fabrication d’une œuvre nouvelle et unique. Le socle dans son œuvre est loin d’être hors champs. Il s’attache à l’œuvre et constitue une partie intégrale de celle-ci.

Outre la richesse de sa technique, le côté le plus mouvementé et la partie la plus parlante dans son œuvre – pour celui qui sait scruter – se trouve dans le regard de ses personnages. Chaque regard enfanté par son imagination est censé nous communiquer – de par la facture des yeux – des sentiments ou des émotions intimement liés à l’état d’esprit, l’état d’âme ou l’état physique que cherche le sculpteur à explorer. En ce sens, quel serait la valeur du contenu investissant le sens du regard dans l’œuvre de Karim Bléus ?

À la préhistoire, l’œil est très prononcé sur les parois des grottes et les mobiliers. Il joue un rôle plutôt sacré pour l’homme primitif. Dans l’Egypte ancien, il est question d’œil Oudjat, symbole de la prononciation et de la connaissance. L’antiquité grecque et romaine prend en compte l’œil du spectateur à travers la technique trompe-l’œil. L’art byzantin se focalise sur la représentation des yeux démesurés pour rappeler l’au-delà et l’élan religieux. Au moyen-âge, le soleil est l’œil du cosmos. Il est doublement actif : il éclaire et surveille. À la renaissance, l’œil du spectateur est pris en compte dans la réception de l’image à travers de la technique de perspective. Au XVIIème siècle, il est question de mise en scène des jeux de regard dans les œuvres. Au XIXème siècle, l’œil est le centre des œuvres par rapport à ce qu’elles expriment. Au XXème siècle, il est pris dans une sorte d’illusion d’optiques. Dans l’art contemporain, il est question de jeux de regards qui font voir les espaces ou la réalité sous divers aspects.

Dans un visage, qu’il soit humain ou animal, réel ou imaginaire, l’œil reste essentiellement important pour comprendre le comportement et découvrir les substrats dégagés par l’objet regardant. L’objet qui regarde est avant tout regardé. Donc, il porte dans son regard le poids du regard de l’autre qui l’accepte ou le rejette. Dans cette optique, l’œil constitue un appareil de réception et d’émission de messages au-delà de sa composition et ses fonctions physiques particulières. Il est non seulement l’organe de la vision et de la perception du monde, mais aussi un symbole très fort. En tant qu’instance protectrice ou punitive, il caractérise le mystérieux ou l’inéfable à travers les civilisations du monde entier.

Dans l’œuvre de Karim Bléus, l’œil n’est pas forcément l’icône désignant la hauteur et la direction du regard, comme il en est le cas pour beaucoup d’artistes. Chez lui, l’œil est plutôt une énigme très importante à déchiffrer afin de comprendre son œuvre. Il est d’une grande délicatesse exprimée à travers le regard (vision) des êtres qu’il sculpte. Cette délicatesse peut être saisie comme un tout cohérent conjugué entre le geste, le corps, le visage et le rôle montrés par chacun d’entre eux. Toutefois, son iconographie constitue en quelque sorte le socle descriptif de la subtilité de caractère que prennent ses entités sculpturales.

Dans cette mise en scène, le visage s’avère très souvent être terne et exprime un regard à la fois noir, froid, triste et coupable articulé autour d’un corps en malformation dans un geste déséquilibré et désespéré. L’artiste place ses créatures dans une position de marginal ou d’agonisé. Son icnographie est une révélation tangible, vivante et incontournable décrivant leur situation. Il nous présente des crucifix à corne double, des êtres portant des ailes dans un regard infini, des corps en putréfaction avec chapelets à la main, des crucifix simples, des êtres couronnés d’épines ou de pouvoir, des visages siamois non identifiés, des voyageurs sans espoir. Il est même anatomiquement très compliqué d’affirmer – sans se contredire – une forme d’existence totale de caractéristiques humaines ou animales à travers les yeux des idôles de Karim Bléus.

Sculpture de Karim Bléus

En d’autres termes, le sens et l’interprétation iconographiques de l’œuvre de l’artiste confirment qu’il donne vie à des matières inertes en vue de nous exposer des êtres en déroute, des parvenus de mondes inconnus, des extradés de l’au-delà. À travers le regard de ces statuts en récupération, il établit sans distinction un lien organique et complémentaire entre deux mondes : le réel et l’imaginaire. Selon son travail, l’un est le produit de l’autre, et vice-et-versa. Il est censé nous rappeler que le monde dans lequel nous vivons résulte de nos imaginations sans borne. Tout comme la religion ou le Dieu est le pur fruit de nos idées, le revers de la médaille est aussi pareil. Ce que nous pensons façonne le monde dans lequel nous vivons. Ainsi, le mystique prend chair dans l’œuvre de l’artiste pour dénoncer les horreurs, les caprices et les vices humains.

Né à Port-au-Prince, plasticien de formation à l’École Nationale des Arts (Haïti), il s’initie au travail du bois et à l’anatomie par son frère Christophe Hérard, artisan-sculpteur. Il a dès son enfance débuté dans l’argile, puis a essayé d’autres médiums tels que le marbre et la peirre avant de s’adonner essentiellement à la sculpture communément appelée sculpture de récupération à côté de Nasson et Ti Pèlen. Il participe dans de nombreuses expositions en Haïti et à l’étranger : Institut Français en Haïti avec AfricAmerica ; au Musée International de l’Esclavage à Liverpool ; au Musée des Beaux-Arts à Port-au-Prince ; à Les Ateliers Jérôme à Pétion-ville ; au Musée d’Art Contemporain (MOCA) à Miami ; à l’Institut Supérieur d’Études et de Recherches en Sciences Sociales (IERAH/ISERSS) à Port-au-Prince ; à l’ARTOCARPE, Centre d’Art Contemporain du Moule au Guadeloupe. Il a eu le premier prix du concours de création artistique organisé par Ayiti Klere en 2019, après son exposition avec l’association Culture en Trois Dimensions (C3D) à Yanvalou. Ses œuvres seront exposées à partir du lundi 06 janvier 2020 au centre culturel Jaden Samba. L’exposition mettra en espace ouvert au public l’ensemble de ses sculptures.

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