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Place Sainte-Anne : chronique d’un patrimoine à secourir
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Place Sainte-Anne : chronique d’un patrimoine à secourir

Par Grégory Alexandre

Je venais de rentrer au Lycée Toussaint Louverture à la fin des années 90. Pour la première fois, je devrais tout seul, prendre un autobus pour aller à l’école. Cent fois, je loupais la rentrée de la rue Saint-Honoré. A la fin du premier trimestre, mon professeur de maths, M. David, m’a collé un 1 sur 30, et depuis, cette histoire d’ensemble avec des éléments, A, B, C et tutti quanti, m’ont conduit vers ce lieu admirable.

J’avais fait le serment de ne plus suivre un cours de maths. Dorénavant, mon ensemble sera toujours vide, sauf,  pour ces trois motels, à coté de la place. Les fleurs qui poussaient le long de la statue du Monseigneur. Leurs aromes, quoique négligées par la force publique!

J’aimais tant voir les jeunes, les adultes qui  entraient  et sortaient des motels comme s’ils venaient de commettre un crime. La fille, le plus souvent, en avant, et le gars, après quelques minutes, dans un regard circulaire, y sortait, avec la vitesse vertigineuse  d’un TGV. L’amour est un crime au regard indiscret, surtout quand il transgresse  la norme républicaine.

Certaines amours naissaient sur cette place pour s’être sculptées ensuite, dans l’un de ces trois motels. ‘’Dios que Da’’ était au milieu des deux autres, comme une reine, avec sa toiture en art baroque et ses fenêtres vitrées, laissant quelquefois, passer la lueur irrésistible des étreintes de l’heure.

Un jour, je ne sais si ce n’est par pure folie ou par besoin de spectacles, ou les deux ; un couple en plein ébat sexuel a laissé ouvertes les persiennes, il était quatorze heures. On entrevoyait uniquement les jambes de la fille et cela a créé un événement majeur, les étudiants, les élèves, les chômeurs, les fous, s’attroupaient pour voir le spectacle ; et même les enterrements à l’église d’à coté ont dû se retarder. Encore une fois, certes, l’amour avait gain de cause sur la mort.

Te rappelles-tu, Béatrice, toi, que j’ai rencontrée un printemps de l’année 2000. L’année de toutes les duperies. D’une fin du monde ratée. Tu étais si belle, et nous rêvions un jour de rentrer dans l’une des chambres de l’un de ces motels. ‘La main divine’’, que tu avais choisie. Tu trouvais le nom sympathique. Moi, pas. Déjà une rue avec le nom d’un saint, une place avec le nom d’une sainte, et un motel avec un nom pareil, c’en était trop, à mon avis.

Pour jouer à l’intello, je t’avais dit que c’est ici même qu’a pris naissance le compas direct. Tu m’avais dit pourquoi, il n’y avait pas une statue de Nemours Jean-Baptiste sur la place ? Ben, bon, encore notre problème de mémoire, certes.  Je buvais déjà, mes camarades et moi : Luckson, qui après ses études en Ethnologie est parti vers Santiago de Chili. Delva, avec ses anecdotes plus solubles que les équations  chimiques de Mme Baptiste. Casiné Ford, celui qu’on avait retrouvé ivre tel un cochon Saint-Antoine dans une brouette, flanqués de vomissures dans son uniforme Gris et blanc. Les gens ont vite alerté le Directeur ESPERANCE.

Ce jour-là, j’étais en face, avec toi, dans cette chambre numéro 7. Ta marraine sortait de l’étranger, pleins aux as, avec encore les monts et merveilles de la statue de New-York dans les yeux.  Tu lui avais piqué quelques sous, pour notre unique expérience de  solution d’Alcanes ; cette solution de nos deux jeunes corps immergés dans cette chambre qui donnait sur l’est de l’école primaire de Sainte-Anne. A mesure que les enfants apprenaient à compter jusqu’à dix, moi, j’apprenais l’infini de ton corps.

Je me rappelle encore tes plaintes, nos positions vues dans un magazine porno, acheté à même le sol, au champ de mars. Je regrette ce jour-là de n’avoir pas pu assouvir ta soif, tellement heureux, que je devenais égoïste. Je regardais par la fenêtre, les gens, les fleurs, les bancs de la place. Ils sont si belles les choses du haut ! Ce banc, où tu venais t’asseoir pour la première fois, parce que le directeur du collège t’avait renvoyée pour un devoir non fait. Ce banc qui a vu naitre les premiers mots qu’on ait échangés, bêtement.

Qu’est-ce qu’elle a pu devenir cette place sans nous, Béa ? Parle-t-elle toujours d’amour et de liberté ? Est-elle toujours le lieu où mon professeur de philosophie avait initié les débats sur la création du monde ? Sur la poule et l’œuf ? Sur l’inexistence de Dieu, de ses Anges et de ses Archanges.

Y a-t-il encore ces marchands qui vous parlent de la morale, ces fous qui vous parlent du retour de Jésus-Christ et de la fin du monde pour bientôt ? Joue-t-on encore au foot, comme le faisions le groupe d’Alain et moi ? Que sont-ils devenus ces trois motels qui donnaient à cette place, le goût de la luxure ?

Je me rappelle bien que c’est là que nous avions connu aussi, ce qu’est un couple homosexuel. Parce que là, il y avait ces deux mecs, qui offraient des services en soins de beauté aux clientes. Ils s’aimaient tant, et ne se gênaient nullement à déclarer leur flamme devant les autres. L’un d’eux se faisait appeler Nathalie. Il avait le teint clair et le regard lointain, et disait tout le temps son rêve, celui de se faire engrosser par l’autre, pour lui prouver son amour.

Au milieu de tous ces bruits qui passent à la télé, ne me dis pas que cette place a bien changé. Ne me dis pas qu’elle n’est plus aussi belle. C’est vrai que ta promesse de rester avec moi n’a pas pu tenir la route, mais je t’en prie, dis-moi que la place a pu rester comme nous l’avions trouvée. Dis-moi qu’on en parle encore de la beauté d’Haïti !

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